Un jeune chef de tribu maya tente de rejoindre sa femme et son fils qu’il a réussi à sauver in extremis d’un massacre organisé par une bande de mercenaires à la recherche d’humains à sacrifier à la gloire du dieu soleil. Traqué et affaibli, il doit faire corps avec la forêt pour s’en sortir. S’il est un acteur intéressant, obsédé par la souffrance physique, Mel Gibson ne convainc pas vraiment comme metteur en scène quand il traite de cette même obsession. Parce qu’il a une approche très hollywoodienne (plus producteur que réalisateur) qui annihile toute possibilité d’expression artistique et qui ne saurait donner du sens à ce qui en a déjà. Dès lors ses films sont condamnés à n’être que du grand spectacle à la fois sanglant et grotesque. Il oscille ici entre Tintin et le temple du soleil pour le côté deus ex machina du scénario et Rambo pour l’aspect survival en pleine forêt.
Devant Apocalypto (et accessoirement La Passion du Christ), on peut se reposer une nouvelle fois la question de la violence au cinéma : qu’est-ce qui la suscite ? C’est le film qui la crée, qui la contient dans sa mise en scène. La violence au cinéma, ce sont les gros plans sur la souffrance des personnages dans les films de Bergman, les ralentis sur la mort dans les films de Peckinpah, le contraste entre la perfection des cadres et les atrocités qui s’y produisent dans les films de Kubrick ou même l’incompatibilité des corps à coexister au sein d’un même plan dans les films de Pialat. Elle exige un créateur, un inventeur de forme, un cinéaste. Mel Gibson est un réalisateur dans la plus pure tradition hollywoodienne actuelle (dont le modèle suprême serait Steven Spielberg), il n’a pas pour vocation de créer des formes cinématographiques mais d’entreprendre un spectacle, un divertissement (où l’action serait efficace et les sentiments humains peu subtils), la plupart du temps en recyclant des images, des plans et des scènes déjà vus. C’est pourquoi la violence n’y est jamais inventée mais toujours exhibée dans un découpage classique (qui prône la clarté) où le montage suit les regards, où les gros plans suivent les plans d’ensembles, où les contre-champs suivent les champs. Elle n’a souvent que deux options de représentation : soit parodique, qui s’accorde avec les films à sujets « légers », à grand spectacle (Les Dents de la mer ou Apocalypto), soit pornographique, qui découle des films à sujets graves, à vocation pédagogique (Il faut sauver le soldat Ryan ou La Passion du Christ). Dans un cas comme dans l’autre, elle doit continuer à divertir le spectateur. Bref, la violence dans le cinéma hollywoodien n’influe pas sur la forme. Elle est exposée impassiblement telle quelle. C’est toute l’amoralité du cinéma hollywoodien, son manque de conscience dans son mode de représentation où des déportés dans un camp de concentration sont filmés de la même manière que des dinosaures en cage : quel que soit le sujet, le cinéma hollywoodien produit des images comestibles pour un public de masse.
Apocalypto n’est donc pas à proprement parler un film violent malgré l’extrême brutalité de certaines scènes, les litres de sang et les cadavres qui s’amoncellent (littéralement). Les excès de violence dans les films de Gibson sont peut-être les conséquences de son impuissance en tant que cinéaste, la seule manière pour lui de les faire exister. Une sorte de sado-masochisme filmique où la jouissance viendrait de la douleur.
Mais Apocalypto est un film purement hollywoodien en ce qu’il ne reproduit que des situations, des plans et des émotions que l’on connaît déjà. La représentation du village maya par exemple, ressemble à n’importe quelles autres représentations de peuple indigène : huttes en bois, les hommes chasseurs, le vieux sage qui raconte des légendes et les danses tribales le soir autour du feu. Rien ne doit étonner le spectateur, malgré le parti pris naturaliste (le film est intégralement en yucatèque). Ce qui intéresse Gibson, ce n’est pas tant l’envie d’explorer une image inédite que de passer à la broyeuse hollywoodienne un lieu, une civilisation, une époque peu abordée sur les écrans. On voit bien que, malgré le travail du détail ultra-documenté, c’est toujours la même vision du monde qui est imposée, où des valeurs comme la famille et la spiritualité priment sur le reste. Le décor change, mais les films demeurent les mêmes.