Présenté hors compétition, mais attendu dans la catégorie « Venise antichambre des Oscars », Mel Gibson livre avec Tu ne tueras point un film qui paraît taillé sur mesure pour rafler la mise dans quelques mois. Néanmoins, le réalisateur australien ménage des surprises à ses spectateurs, et fait de nouveau preuve de son penchant si caractéristique pour l’outrance visuelle et idéologique, derrière le message conciliant dont il enrobe son film: il faut détester la guerre, mais rendre hommage aux guerriers.
Tu ne tueras point est tiré d’une histoire vraie, procédé cher aux fictions à grand budget, dans la mesure où il permet à la fois de camoufler la fiction cinématographique sous le vernis de la reconstitution historique, et, en rappelant le fondement réel des faits, d’asséner sa morale au spectateur. Cependant, il faut bien reconnaître que le protagoniste du film est extraordinaire, même pour une « histoire vraie ». Tu ne tueras point s’intéresse au parcours de Desmond Doss, adventiste volontaire dans l’armée américaine refusant, du fait de ses convictions religieuses, de toucher une arme. Confronté à l’hostilité de sa hiérarchie, Doss se distinguera par la suite lors de la bataille de Hacksaw Ridge (Okinawa), en sauvant soixante-quinze blessés derrière les lignes japonaises. L’interprétation de ce soldat hors du commun est le fait d’Andrew Garfield, dont la mine prépubère et les allures de vaillant petit tailleur incarnent à la perfection le jeu de bascule sur lequel repose le film : celui qui va permettre à un héros initialement perçu comme excentrique, puis dangereux, de participer à l’effort guerrier tout en restant fidèle à ses convictions. L’emphase de la morale hollywoodienne sur la détermination d’un individu singulier rejoignent le questionnement récurrent de Mel Gibson sur la foi et son impact. Le film a donc la forme d’un parcours moral: à l’entraînement suit l’épreuve de la mise au ban par l’armée, et enfin le triomphe final, où Doss prouve sa valeur à travers ce qui apparaît aux yeux du régiment comme un véritable « miracle ».
Violence et surenchère
Si tous les ingrédients du film à succès sont réunis, couronnés par cette figure de héros commun décidé à « rapiécer les bouts » d’un monde « acharné à s’autodéchirer », quelque chose échappe de façon radicale au vernis rassurant du blockbuster : la violence des combats. On connaît l’équation implicite entre violence et vérité qui traverse le cinéma de Gibson. Sous l’oripeau du réalisme, le réalisateur se livre à une surenchère visuelle: mutilations, cadavres en miettes et rats égaient les temps morts d’une détonation à l’autre. Dans le même temps, la quête du réel finit par céder à un penchant plastique. Le réalisateur avouait à la Mostra avoir filmé les scènes de bataille « comme un événement sportif », d’où ce qui apparaît comme une transposition de Braveheart sur champ de bataille nippon. Quitte à friser le grotesque : on pense à l’ami-ennemi de Doss, Smitty, qui dans la première scène de combat se sert d’un tronc humain comme bouclier pour traverser en courant les rafales de l’ennemi. Ou au moment où Doss lui-même renvoie une grenade d’une superbe reprise de volée.
Le pacifisme comme prétexte
Cette outrance visuelle se rattache à l’intertexte idéologique du film. En effet, l’autre facette de la violence tant présente chez Gibson est bien celle qui l’envisage comme une porte vers la transcendance : ces corps mis à mal exaltent l’humanité de ceux qui sont passés par le martyre. Or, ce martyre est à sens unique, les seuls cadavres ou presque étant ici ceux des soldats américains. Elle participe ainsi de l’absolue déshumanisation de l’ennemi qui anime le film. Les Japonais n’apparaissent qu’en action, en proie à la furie guerrière. Et c’est dans le feu de l’action qu’ils meurent : les scènes de mitraillage, d’exécution à coups de couteau ou au lance-flamme montrent un adversaire contre lequel s’exerce une violence vengeresse et inévitable.
On fait face ici au paradoxe du film : l’humanité de Doss pourrait servir de contrepoint au dictat de la violence, mais elle s’oppose avant tout à l’inhumanité japonaise. D’une manière qui n’est pas sans rappeler La Passion du Christ, la grandeur morale du protagoniste a besoin de l’abjection d’un ennemi pour prendre tout son sens. Et deux semaines après la ressortie de La Ligne rouge de Terrence Malick, on est fondés à s’interroger sur un traitement aussi binaire du conflit. Si Malick parvenait à montrer la volonté de s’anéantir réciproquement qui pénètre les hommes en guerre, il laissait cependant voir derrière la « rage » des Japonais le résultat d’une perte de leur humanité due au conflit, ce que Gibson remplace par une différence de valeurs. Une scène commune illustre le fossé entre les deux films. Là où Malick montrait l’exécution de deux prisonniers japonais, drapeau blanc en main, le sens de ce moment topique est littéralement renversé par le réalisateur australien, qui nous montre des Japonais profitant de l’instant de trêve pour esquisser un sourire démoniaque et lancer une grenade à leurs ennemis. La seule solution devient alors l’anéantissement, et on ne s’étonne pas alors d’apprendre que les quelques soldats japonais sauvés par Doss n’ont pas survécu, tant une autre alternative paraît impossible. D’où l’inconfort qui se dégage de Tu ne tueras point, à mesure que le pacifisme héroïque du soldat se convertit en une arme idéologique confortant les valeurs de cette Amérique en guerre au lieu de les interroger. « Tu as bien conscience que l’ennemi que nous combattons est un véritable Satan ? » : à cette question posée par son capitaine, Doss répond par l’affirmative. Gibson également. Avec les conséquences qu’un tel point de vue implique.