À l’occasion de la sortie de son diptyque Gangs of Wasseypur 1 et 2, nous soulignions à quel point la manifeste culture cinématographique du réalisateur Anurag Kashyap ressortait dans son travail, avec une subtilité réfléchie et amoureuse du matériau d’origine. Pour Ugly, le turbulent réalisateur se frotte au genre du film noir, et s’éloigne radicalement du ton mi-grave, mi-complice des Wasseypur : rien ne prête à rire, ni même à sourire dans cette histoire d’enlèvement d’enfants. Frontal et sans ambages, Anurag Kashyap excelle à dépeindre une humanité à l’éprouvante veulerie.
Le labyrinthe
Il ne faut pas plus de quelques instants pour que la vie de la petite Kali bascule : laissée à attendre dans son auto par son père, la petite fille de 10 ans n’est plus là à son retour, quelques minutes après. S’ensuit une course effrénée pour retrouver la gamine, qui implique son père, mais également le nouveau compagnon de sa mère, celle-ci, ses parents, des amis, une police incompétente et boursouflée d’arrogance… Tant de bonnes volontés, qui ne feront que compliquer les choses : chacun en profitant en effet pour y trouver son propre profit, et régler ses comptes. Et pendant ce temps, Kali demeure introuvable.
À l’image du père de Kali, qui dès les premiers instants s’implique avec force dans la recherche – sans nul doute assez légitimement, vu qu’il est responsable d’avoir abandonné la gamine sans surveillance –, Anurag Kashyap rythme son film avec une vivacité dévorante. Le réalisateur sait, en quelques plans, camper un personnage, juste ce qu’il faut pour que nous comprenions son implication éventuelle, et que nous rajoutions son nom à la liste des suspects. Car nul n’est bien clair dans cette affaire, et le réalisateur s’entend à rendre son enquête prenante, tout en poursuivant efficacement sa peinture de mœurs, chaque protagoniste ayant ses zones grises, et son histoire à raconter (ou à dissimuler). Plus qu’une enquête à résoudre, il s’agit avant tout de confronter une poignée d’individus à un changement radical qui tend leur moralité, jusqu’au point de rupture.
M les monstres
Et le radicalisme du réalisateur, déjà perceptible dans Gangs of Wasseypur, s’exprime dans la noirceur effrayante de son constat social : Kali, la petite disparue, est sans nulle doute la seule personne non encore corrompue. Sorte d’argumentaire rousseauiste brutal, Ugly montre par le menu comment la société ronge la morale, défait l’éthique, transforme les uns et les autres en animaux. La société indienne urbaine – le film se déroule à Bombay – est sans nul doute concernée, mais le propos d’Anurag Kashyap se veut certainement plus universel. Avec vivacité et pertinence, le réalisateur parvient à retranscrire un monde qui n’en est que plus horriblement familier, plus désespérément universel. Le point final de sa démonstration, en tout point digne de la descente inéluctable vers les enfers qui le précède, fait écho au plan final de M le maudit : trouver le coupable n’est rien, si on n’a pas su sauvegarder les innocents. En cela, Anurag Kashyap semble souligner la vanité de son propre travail de satiriste amer, avec une probité factuelle et désenchantée.