Anurag Kashyap, gourou d’une jeune génération de réalisateurs avides de faire tomber la forteresse Bollywood, est aussi un cinéphile passionné, qui aime rendre hommage à ses idoles, depuis la Nouvelle Vague française à Tarantino, en passant par Kurosawa. Mais s’il y a bien un fil directeur à son œuvre, c’est sa passion pour les bas-fonds, les réprouvés, et les criminels. Dans Gangs of Wasseypur, il reprend une thématique déjà abordée dans Gulaal : la mafia indienne, et ses collusions avec le pouvoir politique, même dans les recoins les plus isolés, en l’occurrence ici le Jharkhand, Etat appartenant autrefois au Bihar, le plus pauvre de l’Inde. Mais avant de développer plus avant, laissons-nous aller à un petit soupir de soulagement : enfin, un film d’Anurag Kashyap sur les écrans français !
Anurag Kashyap est-il un réalisateur inclassable ? Du surréaliste No Smoking, satire d’une société liberticide où les fumeurs finissent enfermés en camp de concentration, à Dev-D, version psychédélique du classique de la littérature bengalie Devdas (déjà adapté auparavant une dizaine de fois pour les écrans indiens) en passant par le film d’animation Return of Hanuman, qui revisite le Râmâyana, le cinéaste semble vouloir prouver qu’il sait toucher à tout avec succès.
Mais appelez-le « cinéaste de Bollywood » et vous risquez bien de vous faire taper sur les doigts. Non, Anurag Kashyap ne fait pas du « Bollywood », soit le nom traditionnellement donné à l’industrie cinématographique commerciale de Bombay, dans laquelle on chante et on danse cinq ou six fois au cours d’un film. Chez Kashyap, on ne danse pas (ou alors pour éviter les balles) et on ne chante pas trop (et pas en play-back). Appelez donc Gangs of Wasseypur, GOW pour les intimes, du « cinéma hindi » (soit un film en langue hindie), cela suffira amplement. En effet, Kashyap, comme beaucoup de cinéastes indiens de sa génération, est en guerre contre Bollywood. Mais aussi contre le cinéma « arty » indien qui ne dépasse pas les frontières des festivals suisses et canadiens. Kashyap veut faire du cinéma artistique commercial. Si. En fait, Kashyap veut être le Tarantino ou le Scorsese indien. Et pour l’instant… ça fonctionne plutôt bien.
Non pas que les films d’Anurag attirent en masse les foules. Mais voyez plutôt le parcours : son premier film, Black Friday, a été banni des écrans indiens. Raison donnée par la censure : le héros était un terroriste musulman. Dix ans plus tard, Gangs of Wasseypur, dont les héros sont tous des mafieux musulmans, sort en salles sur 1000 écrans en Inde (signe de succès, étant donné les problèmes de distribution dans le pays), et se voit même sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes. Le film entame, à l’heure où nous écrivons, sa quatrième semaine d’exploitation à Bombay (sachant que la moyenne par film est de… deux semaines). Il n’atteint pas (et n’atteindra pas) des records de fréquentation et ne rendra pas Kashyap milliardaire – la censure s’est de toute façon chargée de lui réduire son public, en estampillant le film de son certificat « A » (« Adultes seulement »). Mais le cinéaste, qui a posé la première pierre à l’édifice du nouveau cinéma hindi, continue d’en dresser le mur le plus solide. Et quand un cinéphile indien parle de l’avenir du cinéma à Bombay, c’est le nom de Kashyap qui sort le plus souvent, louanges à l’appui.
Gangs of Wasseypur aborde des thématiques plutôt familières aux Indiens, dans un pays en pleine révolte contre la corruption et la violence mafieuse, mais qui surprendra peut-être un public occidental, pour qui l’Inde est soit celle de Mère Térésa, soit celle de Gandhi. Dans la plus grande démocratie du monde, les manigances criminalo-politiques touchent toutes les strates de la société, jusqu’aux petits villages reculés du fin fond du pays, comme Wasseypur, actuellement au Jharkhand (est de l’Inde). Ici, Anurag Kashyap dresse le portrait de deux gangs rivaux, depuis la fin de la colonisation britannique à aujourd’hui, de la maîtrise de l’exploitation du charbon à des guérillas parfois fratricides.
En visionnant Gangs of Wasseypur, certains noms effleurent l’esprit: la référence Coppola bien sûr, Arthur Penn et son Bonnie and Clyde, Sergio Leone, pour l’ambiance western et la caricature, Scorsese pour la violence non refoulée, Tarantino pour le mélange des deux et les sauts abrupts d’une scène à l’autre, parfois sans continuité… Mais Kashyap, à la différence de maints réalisateurs indiens, n’est pas un falsificateur. On pourrait tout aussi bien dire qu’il s’inspire des films de l’acteur Amitabh Bachchan réalisés dans les années 1970 (choix que semble évoquer l’affiche du film). En fait, Kashyap a un univers qui n’appartient qu’à lui, de plus en plus reconnaissable au fur et à mesure que sa carrière se dynamise. Introduction de GOW : une scène semblant tirée d’un film Bollywood (en fait un soap-opéra indien) où une femme présente sa famille parfaite, le sourire aux lèvres. La caméra s’éloigne. Le soap est en fait diffusé sur une télé que regardent deux hommes. Ces hommes sont des criminels. Ils se préparent à aller assassiner leur ennemi et toute sa famille. Le ton est donné : Gangs of Wasseypur ne vient pas de la machine à rêves, que l’on réservera à la télévision, mais de la réalité brute, celle d’une Inde où la mafia n’est pas plus sympathique qu’ailleurs, celle des manigances et de la corruption politiques, celle où la femme est une « machine à produire des enfants ».
Au-delà de la violence assumée du film, Kashyap exploite un autre aspect plus inattendu de son univers : la comédie absurde. Les choix de Sardar Khan, le héros, sont menés par un désir de vengeance. Aucune pitié ni compassion ne sommeillent en lui, et il a la gâchette bien facile… Sauf chez lui, où torturé entre ses appétits sexuels impossibles à assouvir et la peur qu’il a d’une épouse qui n’a pas sa langue dans sa poche, il se comporte comme un petit adolescent effrayé. Chez Kashyap, ne cherchez pas les bons et les méchants, ils n’existent pas. L’âme humaine est bien trop tortueuse, bien trop noire, pourtant le film n’adopte jamais de ton pessimiste. La femme y est tout aussi mal traitée qu’elle se rebelle contre celui qui la maltraite. Les balles atteignent tout aussi bien riches que pauvres. Libre à chacun d’interpréter Gangs of Wasseypur à sa manière : il n’y a pas de « message », et Kashyap ne dénonce rien. Il montre une réalité certes, mais surtout, il fait du cinéma.
Et du cinéma, il en fait diablement bien : le spectateur français perdra sans doute la richesse de la langue avec le sous-titrage (Kashyap s’est aussi fait connaître par son utilisation récurrente d’un langage très argotique et vulgaire, plus ou moins interdit dans Bollywood) et aura peut-être aussi du mal à reconnaître les uns et les autres (GOW s’étale sur près de 60 ans et introduit une vingtaine de personnages différents), mais il ne manquera pas la maîtrise de la mise en scène et surtout du montage. Le film file à cent à l’heure, des scènes très courtes, de quelques minutes seulement, s’enchaînant les unes sur les autres, les dialogues de l’une finissant souvent quand la scène suivante commence. Kashyap garde ainsi un rythme très haletant, passant d’un personnage à l’autre, n’entrant jamais dans les détails, laissant ainsi le film s’emballer autour de différentes actions secondaires, sans appuyer et alourdir son film sur quelque trame principale. Ce type de narration, extrêmement nouveau en Inde (le cinéma indien a plutôt tendance à appuyer chaque scène de façon interminable), peut aussi dérouter, mais Kashyap sait habilement fermer chaque narration qu’il ouvre.
Gangs of Wasseypur, d’une durée de cinq heures, a été séparé en deux parties (même à Bollywood, on ne fait pas de film aussi long). Rendez-vous est pris dans un mois, en Inde, et dans six mois, en France, pour savoir si Kashyap a dignement conclu un film aussi bien entamé.