C’est après un circuit de plus de deux ans que le film policier d’Anurag Kashyap Raman Raghav 2.0, alias Psycho Raman, alias The Mumbai Murders, présenté à la Quinzaine des Réalisateurs 2016 et distribué depuis un peu partout dans le monde (une version remontée pour le marché indien est même disponible sur Netflix), trouve enfin le chemin des salles françaises. Occasion de revérifier, avec ce nouveau fragment parvenu en Occident de la filmographie prolifique du réalisateur de Gangs of Wasseypur, que celui-ci reste un ambassadeur dynamique d’un cinéma hindi déjouant résolument le cliché d’une domination de Bollywood.
L’œil du mal
Comme pour sa saga criminelle, on peut reconnaître en The Mumbai Murders deux signes d’intentions du cinéaste : une forme de subversion du divertissement bollywoodien (des passages chantés aux paroles sombres, jusqu’au malaise) ; et une réponse locale, ancrée dans la réalité de Mumbai hors des studios, à un genre plutôt investi par le cinéma américain, en l’occurrence le « film de serial-killer ». Par ailleurs inspiré des authentiques meurtres commis dans les années 1960 par un certain Raman Raghav dans les faubourgs de Mumbai, le film de Kashyap n’hésite pas, au moins dans les grandes lignes de son scénario, à envoyer quelques signes de reconnaissance superficielle au réputé Seven de David Fincher : Ramanna, le tueur, viendra taquiner le policier Raghavan jusque sous son nez sans que celui-ci le démasque, et finira par l’amener vers lui, c’est-à-dire à lui faire franchir la ligne le séparant de l’irréparable. Superficielle, car en pratique la parenté entre les deux films ne tient pas la route plus loin que les deux scènes de prologue, le temps que l’on apprenne deux choses. Cocaïnomane et déjà un peu plus que borderline, Raghavan enjambe d’entrée de jeu le précipice, et la perspective que lui offre le film est d’atteindre un état plus sinistre encore. Quant à Ramanna, il n’a pas grand-chose du manipulateur diabolique cliché du genre, mais tandis que dans ce prologue il découvre Raghavan à l’insu de ce dernier, il se révèle un voyeur jouissant autant de tuer que d’observer chez l’autre cette attraction de la violence. Dès lors, sans vraiment planifier, il attendra, en y contribuant à peine en saisissant quelque occasion, que l’objet de son obsession se rabaisse tout à fait à son niveau.
L’insaisissable
À partir de ce prologue, le film sort des ornières du genre en assumant le parallélisme faussé – car asymétrique – des parcours des deux personnages, s’attardant au moins autant sur l’un que sur l’autre. Raghavan, tout en pataugeant dans son enquête où il a toujours un temps de retard jusqu’à ce que sa proie lui facilite la tâche, passe le film à se consumer dans sa dépendance, son manque de sommeil, son refus de s’engager dans sa relation de couple en cours (intéressant personnage de la petite amie Simmy, amoureuse autant que distante), son penchant pour la destruction. Le portrait de Ramanna est plus flou et moins rectiligne, entre puissance délétère abstraite et présence terre-à-terre de meurtrier de fait divers, équilibre tenu par le jeu maîtrisé de Nawazuddin Siddiqui (acteur inoubliable depuis Gangs of Wasseypur). Personnage à la biographie brouillée (racontant des bribes sa vie en les arrangeant au gré de son inspiration), vigie permanente dans le dos de Raghavan (et aussi semble-t-il sur sa conscience, jusqu’à témoigner de faits dont il aurait difficilement pu être témoin), Ramanna n’en acquiert pas pour autant une dimension si supérieure que cela. Les manifestations de sa pulsion scopique, que le film matérialise notamment en resserrant le cadre de quelques plans sur ses yeux fébriles, ne font pas oublier que cette fonction de voyeur, c’est lui-même qui se l’attribue, la fantasmant même (en mimant des jumelles avec ses mains). Et sa confrontation parfois salée avec une réalité matérielle têtue (enfermé à clé, puis traînant son envie de meurtre dans la misère des bidonvilles, galérant même pour obtenir une barre de fer – son arme de prédilection) le renvoie à sa médiocrité terrienne, que sa « liberté » amorale de tuer comme il respire ne saurait sublimer.
Deux chemins, une fin
Ramanna, horizon maléfique de Raghavan, ou bête humaine imaginant sa supériorité et cherchant en Raghavan un théorique semblable : Anurag Kashyap ne tranche pas entre ces hypothèses, soignant le caractère insaisissable de cette force mortifère, l’accentuant même en brisant, par le montage de tout un passage en flash-back, la linéarité temporelle de son parcours. Le cinéaste caractérise également la solitude de son personnage, son aberrante quête d’alter ego, en semant dans le film quelques plans suggérant le vide qui l’accompagne : ici un où, d’un côté à l’autre du plan, il parle face à un mur ; là un autre où un autre personnage qui lui répond rudement est laissé hors champ, le cadre resserré sur Ramanna pour signifier son rejet de cette interaction extérieure. Pourtant, il n’y a guère de complémentarité à chercher entre Ramanna et Raghavan. Si le film déroule leurs trajectoires en alternance, c’est moins pour les mettre conventionnellement en miroir (après tout, seul l’un fixe son regard sur l’autre), encore moins pour les emboîter l’un dans l’autre, que pour tracer deux chemins possibles dans le mal : l’une est une errance au gré des opportunités jusqu’à un arrêt décidé, l’autre est une descente rectiligne dont on ne verra pas la fin, juste la certitude qu’à un moment donné le point de non-retour a été franchi. Le revers d’une telle juxtaposition, c’est qu’entre les épisodes de l’apparente sinuosité d’un des parcours, on perçoit toujours la fatalité qui mène l’autre (Raghavan semble silencieusement conscient que son âme se désagrège, mais n’en sera pas racheté pour autant). Et de fait, une fois que le premier s’arrête et que l’autre se poursuit, c’est sur cette fatalité que le film se refermera. C’est l’ambivalence et la limite du fascinant récit de The Mumbai Murders : derrière le frisson de l’incertitude, la présence avérée d’un programme qui ne déviera pas.