Courrier des lecteurs
Bonjour,
Je me permets tout d’abord de vous féliciter pour votre site, que je lis toujours avec intérêt et dont j’apprécie la qualité, la sincérité et l’indépendance des critiques, ainsi que de vous remercier pour l’énergie que vous y déployez pour proposer chaque mercredi une critique de (presque) tous les films sortis.
Ma question concerne tout d’abord vos méthodes de travail : est-ce que l’ensemble de la rédaction visionne les nouvelles sorties et que vous vous mettez d’accord par la suite sur un point de vue commun, que l’un des critiques est chargé de rédiger ? Vous arrive-t-il de visionner plusieurs fois un film pour vous en faire une idée ? De manière générale, je me pose la question de « l’historicité » de vos critiques (et de chaque critique d’ailleurs), qui sont écrites à un instant T de la « vie » du film et de vos vies personnelles. Ne vous arrive-t-il pas, en repensant à un film ou en le revoyant, de reconsidérer ce que vous avez pu en dire à l’instant de sa sortie ?
J’ai fait l’expérience de ce questionnement à l’occasion de la sortie de The Tree of Life, de Terrence Malick, film ô combien sujet à débats de nature cinématographique, esthétique ou idéologique (mais n’est-ce pas là tout l’intérêt du cinéma, de proposer des œuvres qui ne se sont pas immédiatement et intégralement intelligibles, et qui font naître des doutes et des questionnements en chacun ?). Je suis moi-même un très grand admirateur du cinéma de Malick et je partais donc avec un a priori très positif sur ce film (mais plus les espérances sont grandes, plus la déception peut l’être également). Lors du premier visionnage, j’ai été relativement décontenancé par l’aspect déconstruit et la fin très New Age du film (la réunion des générations et des vivants et des morts sur la plage après la traversée du désert de Sean Penn). Je me suis retrouvé dans une partie de la critique qu’en a fait Romain Genissel (bien que l’expression « trip sectaire » me semble exagérée).
Cependant, après un second puis un troisième visionnage du film, j’ai changé d’avis et je considère désormais ce film comme l’un des plus beaux qu’il m’ait été donné de voir. Il m’a semblé que, de la même manière qu’il existe un genre romanesque et un genre poétique en littérature, The Tree of Life entrait dans la catégorie des (trop rares) « films-poèmes » plutôt que celle des « films-romans » (c’est-à-dire la quasi totalité de la production cinématographique). Le film s’apparente en fait à une symphonie (ou à un requiem, comme le suggère le choix de Preisner et Berlioz), composés de plusieurs mouvements en apparence séparés (1. le deuil dans les années 70 et 2000 — 2. l’histoire de l’univers — 3. la famille des années 50 — 4. la fin du monde et la communion des êtres), mais qui forment en réalité une unité (de ce point de vue, nombreux sont les détails dans la troisième partie du film rappelant l’histoire de l’univers, les dinosaures…). D’un point de vue philosophique, il me semble voir dans ce film une illustration de l’unicité spinoziste du monde et du Deus sive natura, qui permet de relier les différents mouvements entre eux, jusqu’à la contemplation finale (le dieu chrétien est toujours celui du père, associé à l’exigence d’une american way of life que ce dernier ne parvient jamais à atteindre, tandis que le « dieu » de la mère est le dieu-monde contingent). Chez Spinoza, l’acceptation de la condition de la vie (qui oscille toujours entre l’absurde et le miracle, comme le suggère la scène des dinosaures) est la définition même de la liberté (« J’accepte de donner mon fils au monde, » dit la mère). Cette interprétation, toutefois, ne saurait être vérifiée auprès du réalisateur, qui refuse de discuter de ses films.
La vertu des grands films (comme des grandes œuvres d’art) est de ne jamais pouvoir être soumis à une interprétation péremptoire et définitive. Les grands films vivent encore des dizaines d’année après leur sortie parce qu’ils continuent d’interroger, ce qui oblige la critique, toujours « historique », à constamment se réinventer.
Cordialement,
François L.
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Cher lecteur,
Avant tout, je tiens à vous remercier pour votre courrier et vos encouragements au sujet de l’activité critique de notre site. Celle-ci demande en effet une dépense de temps et un souci de qualité que notre intérêt pour le cinéma rend, nous le pensons, finalement opérant.
En ce qui concerne vos questions par rapport au fonctionnement interne du site, je vous informe que chaque rédacteur de Critikat est amené à choisir un film qui lui semble intéressant ou raccord avec ses obédiences cinématographiques. Dès lors, il n’y a pas ou peu de débat interne en amont de la mise en ligne, à part peut-être quelques retours liés à la formulation propre du texte. En somme, la direction de Critikat fait confiance à chaque « critikatien » pour juger sur pièces le film sur lequel il s’est proposé. Bien sûr, grâce aux avant-premières et la possibilité (relative) de se rendre à plusieurs ou même de son côté, aux projections de presse, il peut y avoir des discussions quelques jours avant la mise en ligne, mais le plus souvent autour du choix du film de la semaine. Aussi, il est arrivé que deux rédacteurs s’affrontent dans un « pour et contre » quand le film, dans sa forme et son contenu, le requiert. Enfin, et considérant les divergences d’opinion, de parcours (l’un thésard, l’autre monteur, ou encore aspirant critique professionnel…), il y a, à l’évidence, au sein de l’équipe des sensibilités divergentes qu’un lecteur fréquent du site aura remarqué.
Dès lors, et suivant cette confiance accordée à chacun, les débats peuvent avoir lieu après la mise en ligne, au moment où le film a pu être vu par la majorité de la rédaction. Ce fut le cas à la sortie de The Tree of Life (vu la veille au soir de sa sortie, trois jours avant la publication de l’article, avec plusieurs membres de l’équipe). Les avis (entre « scepticisme » et reconnaissance d’une « ambition ») divergeaient déjà. Car, tout le monde a pu le remarquer, le (mieux, un) film de Terrence Malick est bel et bien une expérience qui ne laisse jamais indifférent. Vous avez ainsi peut-être lu sur la page Facebook de Critikat que Mathieu Santelli considérait The Tree of Life, comme le plus beau film de ces vingt dernières années. C’est d’ailleurs dans ce sens que vous avez bien saisi la dimension individuelle/contingente du rapport que l’on peut entretenir, à un instant T de nos vies, face à un film. Or, ce que je considère comme le jeu de la critique réside avant tout dans la vision unique (parfois double avec les festivals) du film. Car, à mon sens, il ne faut pas confondre un travail de recherche (rejoignant ce que vous appelez « l’historicité ») avec le jeu (aussi pensé soit-il) de la critique.
C’est pour cela que tiens à vous informer que j’ai écrit un mémoire de Master 2 de près de 250 pages sur La Question du fragment et du tout entre l’idéale nature et l’espèce humaine dans La Ligne Rouge et Le Nouveau Monde. Et si le jury a pu me proposer de poursuivre mes recherches, j’ai alors préféré opter pour le jeu critique. Une manière pour moi de vous révéler que j’ai passé deux ans de ma vie à conduire un « dialogue » avec l’œuvre de Terrence Malick par, mais vous l’imaginez bien, la projection répétée de ses quatre premiers films. Ainsi, mon obédience pour le cinéma de Malick repose principalement sur une admiration pour la forme de ses films, et plus particulièrement son esthétique du fragment (visuel- sonore) tout à fait emblématique de la dialectique Nature-Homme sur laquelle j’ai longuement travaillé. Ma connaissance particulière de l’œuvre de ce cinéaste (l’héritage authentiquement américain auquel son cinéma souscrit, la transformation d’une esthétique « russe » fondée sur le plan en rupture, le processus méditatif à l’œuvre) est désormais un socle sur lequel je considère, j’analyse, les films de Malick, plus particulièrement La Ligne Rouge et Le Nouveau Monde. Or, et on l’a bien remarqué, The Tree of Life, change considérablement cette donne pour lui supplanter un symbolisme plus incarné, allant au-delà de la méditation-capture « documentaire » rivée sur la nature. En somme, l’humain prend plus de place dans The Tree of Life et avec lui un cadre, une idéologie (New Age) qui appellent une imagerie, disons moins sauvage et mystique. Cela donne des plans, des couleurs, des voix qui m’ont paru parfois assez mièvres et religieusement surannés (et pourquoi pas sectaires ?). Peut-être aussi, et vous avez raison de le noter, que je ne me suis pas reconnu dans les rapports qu’entretiennent cette famille et ai donc pu éprouver des difficultés à m’identifier à la fable, à l’inverse de mon attente de me fondre dans la « nature » filmée. Aussi, de même que le personnage de la mère ne trouve grâce à mes yeux, Brad Pitt (incarnant symboliquement ladite « nature ») n’est qu’un acteur et n’élèvera – dans la pensée transcendentaliste auquel je souscris – jamais aussi haut mon âme qu’un travelling avant autonome sondant les bois habités du Nouveau Monde…
Qu’en est-il alors de la re-vision The Tree of Life, si telle est votre question ? Figurez-vous que je n’ai pas trouvé le temps ni l’énergie de me déplacer une nouvelle fois face au film. Or, ne vous méprenez pas sur mes intentions. Comme je l’écris à la fin de ma critique, j’ai tout de suite senti mon non-désir de subir à nouveau ces visions, qui se jouent parfois sur un plan/une partie/une imagerie, désagréables. D’où le titre « trip sectaire » qui n’est, après tout, qu’un titre (d’ailleurs « trip » n’est pas forcément péjoratif…) par rapport à un article que je juge plus pertinent (entendre reposé/travaillé pour trier le bon du mauvais) que ce que j’ai pu lire ailleurs sous la plume de certains professionnels… Après cela, si je dois revenir sur la construction en parties de mon texte, je peux vous concéder que j’ai peut-être pu manquer de recul sur un point. Celui qui, en souterrain du film et de l’idéologie-imagerie chrétienne, donne à sentir quelque chose de l’ordre de la menace, de la crainte d’un chaos imminent. Car les images de Création (à mon souvenir aussi sublimes qu’horribles) peuvent, en cours de la projection, faire retour et contaminer quelque part la partie centrale, fable du film. Et même si ce fait est davantage donné à penser (sous forme d’intentions) qu’à saisir, The Tree of Life sait rendre compte du fait que nos vies humaines, en ces lieux, sont purement dérisoires. Et que la place de l’humain dans le cosmos est considérablement infime, microscopique, par rapport à la grandeur de l’univers. Or, et c’est plus qu’important à mes yeux, cette réflexion court déjà dans toute l’œuvre de Terrence Malick et est à mon sens, pour exemple, mieux figurée sur la colline 210 de La Ligne Rouge où des soldats, plongés dans de hautes herbes, font figure de fourmis.
En guise de conclusion, je tiens à dire que chaque critique qui se (re)connaît, attend autant face à un film d’être surpris que de retrouver une forme de cinéma particulière à ses attentes. Ainsi, pour ma part (je ne suis ni philosophe encore moins théoricien), la reconnaissance d’une ambition est moins un critère premier que la forme même dont revêt un film pour donner à voir et entendre un discours, un fond. Ainsi, selon l’idéal éthique du critique, il est souvent impossible de faire abstraction de l’un ou l’autre tant ce doublon (forme et contenu) va de pair. Le travail critique, à la différence du chercheur universitaire doit, il me semble, noter et prendre en compte ces deux paramètres. En tant que chercheur sur Malick, je pouvais me concentrer sur la forme elle-même, en faisant abstraction de certains pans d’une idéologie (rousseauiste par exemple). En tant que critique, je pense devoir sonder l’ensemble du film, de son ambition, ses enjeux, jusqu’à son discours. Le tout en adhérant à la règle du jeu critique qui, à mon humble avis, ne se gagne que quand l’avis est pertinent et subjectif.
En espérant avoir répondu à vos questions, je souhaite bonne continuation à vous François, admirateur de Terrence Malick.
Romain Genissel
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Lire l’article de Romain Genissel : The Tree of Life