Le titre en disait déjà long sur l’ambition démesurée qui s’enracine chez Terrence Malick, depuis son retour au cinéma avec ses épopées cosmique (La Ligne rouge) et historique (Le Nouveau Monde). Des méditations hors normes, d’inspiration classique, mais qui, toujours, étaient transcendées par des constructions dialectiques soignées. C’est sans faiblir ni démentir aux promesses d’un cinéma énigmatique que The Tree of Life pousse les préoccupations de son auteur au plus fort de sa symbolique. Et pourtant ce Tree of Life, qui recouvre des plans-mondes très lointains, change, en sa matière, les données d’un cinéma rêveur. Ainsi, pour son meilleur, ce récit d’apprentissage et familial semble mieux habité par ses acteurs et les échanges (de nature) qui s’y déroulent. Pour sa défaveur, le film est pollué par une imagerie new-age et un discours théologique qui, dans leur emphase, imposent des décrochages nous laissant jusqu’à la fin sur une ligne partagée entre léger saisissement et véritable perplexité.
Tableau
Avant The Tree of Life, Malick n’a eu de cesse de s’écarter à grandes enjambées de notre temps présent. Devenu cinéaste de la Nature et philosophe de l’univers, l’invisible réalisateur s’était transporté assez loin (XVIIème siècle) dans la peinture du passé pour son Nouveau Monde. Il revient ici à des cadres qui bouleversent tout autant les repères et les échelles. Le lotissement de Badlands où Martin Sheen accostait Sissy Spacek demeure présent mais son ancrage seventies se décale aujourd’hui au Texas dans les années 1950. L’exact espace-temps où le jeune Malick a vécu sa jeunesse. Ce n’est pas tout puisque, dans sa construction, le récit de The Tree of Life réalise le grand écart entre la représentation de la création du monde et notre civilisation moderne où s’égare un enfant devenu homme. C’est dire l’ambition voire la démesure totale du projet qui se joue là devant nos yeux. Mais d’où vient cette logique ? Quelle sorte de liaison tresse ces époques si éloignées de telle manière que la première, l’origine, nous dépasse absolument ?
C’est plus que tout son obsédant sujet, ses métaphores, son allégorie. Nature et Culture s’affrontent chez Malick en un entrelacs duel et transcendant. On y rejoue, depuis le début mais disons avec plus de poids dans ses deux précédents, l’origine du monde, de la vie, son commencement. S’y joint un regard de l’aube (la nature) aussitôt secondé par une énigmatique question (l’homme). Or ce qui inéluctablement trouble, c’est la manière dont cette aurore, et l’émerveillement qu’elle est censée susciter, demeure pour l’homme un mystère bientôt figuré en une perte, une mémoire, dont on ne peut plus que se souvenir. C’est l’élégiaque tristesse que les récits de Malick prennent en charge. Un paradis dont les rayons nous irradient dans l’embrasure d’une porte que le temps refermera avant, peut-être, de darder à nouveau en fin de parcours. Sans doute fallait-il rappeler ces lignes, pour mieux pénétrer les songes d’un homme (Sean Penn) prisonnier de sa conscience (la « moving-box » de La Ligne rouge) et incapable de se mouvoir dans une réalité qu’il n’habite pas, âme errante en surface d’un univers aseptisé.
Origine
Et The Tree of Life, il faut s’en souvenir, ne débute que par cette tristesse. Des pleurs d’une mère (Jessica Chastain), du regard bouleversé d’un père (admirable Brad Pitt) à la lecture d’une lettre (signée x) pleine d’adieu. Y répond le regard embrumé d’un homme (Sean Penn). La narration elliptique, ménageant des bonds d’un espace à l’autre, détient ceci de frappant qu’elle perpétue la secrète plongée tout en étant physiquement ancrée sur terre, entre les murs, et sans le visage habituel de l’aurore. Ménageant le mystère des personnages, celui d’une perturbation muée en suspense différé, c’est alors qu’un bond surgit. Une sorte d’élévation au carré et inversée de l’os lancé dans l’infini pli de 2001 l’Odyssée de l’espace, vient littéralement nous projeter ailleurs. Des images s’y engouffrent, bouillonnent et posent le mystère de la création sur la totalité de l’écran. Malick, l’homme qui tourne en décors naturels et n’usait jamais d’éclairages artificiels, change de braquet et voit ici très (trop) grand. Du magma en fusion rouge et or aux poussières galactiques, du liquide utérin (Mère Nature) à un essaim bizarroïde de méduses, tous explosent et s’enchainent sur fond d’orchestrations appuyant la tellurico-psychédélique vision. La beauté irréelle et diaphane de certains plans côtoie un kitsch technologique désopilant. Et de ces images de naïades du Nouveau Monde, du lagon azuréen et du monstre biblique qui ouvraient La Ligne rouge, ne restent qu’un souffle forcé, des soupirs de dépit, des moues limites. Car si ces rouleaux de fumée explosés en leur cœur transcendent superbement, il suffit d’une improbable scène avec dinosaures pour sombrer dans un abîme profond. Le première branche cassée de The Tree of Life est là : comment Terrence Malick peut-il fabriquer une matière synthétique aussi cheap alors qu’il a sublimé par ailleurs le cosmos en des collages lumineux ? Comment, clairement, un film peut-il se relever de cela ?
Moissons
C’est le talent surprenant et la grandiloquence mystique de l’homme qui nous empêchera de tenir, comme certains — d’un côté ou de l’autre — des propos urgents. Car, et heureusement, le film ne s’arrête pas à ce trip co(s)mique. Sans doute son véritable et seul intérêt s’éprouve en son centre. Ainsi, flashback et retour au Texas en 1950, où le couple présenté plus haut va voir naitre, l’un après l’autre, trois enfants. L’ainé est la plante sur laquelle Malick pose principalement son regard. Partagé entre la grâce de sa mère et la dureté de son père, il va faire le tour d’une expérience bouclée en destin. Le maintien (ou tuteur en langage botanique) de The Tree of Life commence par cet inextricable apprentissage et partage des sentiments que va vivre ce protagoniste (et brillant acteur). Et la prouesse semble moins tenir au filmage qu’à l’incarnation, aux jeux (des enfants, des acteurs), qui, dans leur solitude, leurs échanges, se dévoilent tous bien présents à l’écran. À Malick de tenir son geste en nous procurant alors ces sensorielles images. Ainsi focalisé sur l’éveil d’un enfant, son film-somme renoue avec le caractère bourgeonnant des deux héroïnes de Badlands et des Moissons du ciel. Par ce biais juvénile, le monde est, chez Malick, toujours perçu comme un jardin où le jeu consiste à récolter une moisson d’expériences (une égratignure…) afin de récolter ces pures sensations comme seul l’auteur sait les offrir. Le mystère des choses, du rapport à l’univers et aux autres se joue bel et bien dans l’écoulement de cet âge féérique. C’est la jeune Linda qui, dans Les Moissons du Ciel, effleurait un océan de blés de ses doigts connectés à la sensation. Ici, trois frères qui, pour le meilleur, baignent dans l’eau maternelle, s’imaginent découvrir un os préhistorique. Là, miment un alcoolique avant d’être confronté par le regard (un homme se débattant contre la police) puis par le physique (la fureur du père), à la violence, la force du mal. La floraison de cette engeance dans l’esprit perturbé de Jack offre alors des scènes de lutte, de désobéissance, assez prenantes (tuer la mécanique du père ?).
Or, le cadre de The Tree of Life ne s’implante plus dans le wilderness mais reste, en général, cloisonnée dans sa propriété et sa collection fétichisée d’objets. Le bestiaire primitif est évacué par de ridicules apparitions (papillons, bulles de savons, tournesols, bovins…). Si le cinéma de Malick a changé et s’exerce ici dans une réduction symbolique (le corps-esprit de Jack), c’est plus que tout dans l’évanouissement de ces séries de plans documentaires, de conflits dialectiques et de dispersion transcendante que nait un fort scepticisme. À la place, le flux reconduit des plans sur des draps soulevés, des lumières filtrées aussi poétiques que pathétiques. Peut-être est-il nécessaire de rappeler que la dimension composite détenait chez Malick une logique qui, par l’angle panthéiste, se révélait (garde, le mot effraie aujourd’hui) purement eisensteinienne. Ce qui s’y substitue n’est autre qu’un agrégat de joliesse surannée, de décrochages répétés et d’une expérience autorégulée. Malick s’y résout comme il peut en glissant autour des ses acteurs et au ras du bitume. Mais la circoncision du cadre, la limite géographique de ce bloc-périmètre empêchent aux sauts de subvenir, de transcender. De la matière de plans fondée sur des micro-événements tels des mains qui s’effleurent, de caresses esthétisantes, du tissu et du gazon, ne résultent alors qu’un surplace, un montage suspendu et sans creuset. L’inscription malickienne de la figure dans le fond (sauvage) a disparu et ne se problématise plus. Notre Jack aura beau faire l’expérience d’un sombre venin, tirer à balle « réelle » sur le doigt de son frère, l’impression durable que peu s’y concrétisent pour se jouer à des niveaux symboliques, demeure palpable. Que l’ombre gigantesque de voix-off sans grandes subtilités et de personnages ultra-allégoriques empèsent un discours qui ne travaille plus une subtile méditation. C’est le tronc imparfait, aux efflorescences parfois fascinantes mais religieusement freinant de The Tree of Life.
Chute
La construction n’est pas anodine, Malick revient depuis ses débuts inlassablement à une même structure. Paradis, Conquête et Chute. Ses conclusifs retours à l’ordre, à un ré-enchantement du monde, précipitaient jusqu’alors une matière, des collures, dont les envolées, le flux lyrique, donnaient dans la magie. Manifestement, le ton extrêmement grandiloquent de The Tree of Life pouvait laisser, en cours de route, quelque peu songeur. L’éternelle reprise du combat de la sainteté contre l’apocalypse menaçait de gronder. Une scène de prêche dans une église assénait déjà ses coups de boutoir. L’imagerie new-age, le discours prédicateur dans sa spiritualité guimauve laissent tout autant de glace. De même, et c’est plus qu’un symbole, si Malick capte et coordonne mieux que quiconque les mouvements de l’univers, il apparait aujourd’hui incapable de filmer notre civilisation. Hormis cet envol (fabriqué ?) d’oiseaux tournoyant derrière un building, les signes contemporains présents n’offrent rien de révélateur (du verre…). Enfin, et c’est l’ultime branche cassée de The Tree of Life, il faut être foncièrement optimiste et furieusement béat pour accepter une telle conclusion. Extrêmement solennelle, la bulle d’éternité que rejoint Sean Penn gonfle comme un ballet de caresses mystiques et oniriques. Elle n’atteint pas, laisse de marbre et radicalise une pompe qui, sur la durée, a empêché de s’abandonner, comme une bonne maman, à l’apesanteur. Dès sa frontière traversée, tout reste à distance, vitrifiée comme une campagne publicitaire pour l’esprit collectif et la dispersion faite grandiloquente totalité.
The Tree of Life est l’histoire d’un homme, d’un cinéaste, qui injectait du scepticisme au cœur de ses fresques avant de se transformer en messie-philosophe vêtu de blanc. D’un film qui a transmué, en majuscules universelles et écrasantes, l’essence de l’univers. D’une gymnastique philosophique qui parvient difficilement à renouer avec la matière pour surprendre et s’exercer pleinement. D’une plume adoratrice de Malick qui a longuement travaillé ses questions suspensives. Sans doute aussi, d’un public, qui à force d’être aveuglé et de se faire rabaisser, sera illusionné par la gigantesque entreprise d’un film où l’on éclaire partout, en arabesques lumineuses, le mot chef‑d’œuvre. Et pourtant, Dieu sait si Malick est un créateur. Mais il vient de reformuler son cinéma en soustrayant ses partis pris formels (la matière comme tremplin de l’esprit) et problématiques (illusion contre réalité) les plus pertinents. La langoureuse tristesse de The Tree of Life ne se joue donc pas à l’image ni dans les plis de son récit, mais en son dehors, face au défilement d’un film, d’une ambition où, à vouloir rivaliser avec Dieu, il est question de se brûler les ailes. De s’effondrer dans le fini sans nous fondre dans l’infini. Peut-être faudra-t-il alors revoir son centre, ré-éclairer la projection par une version longue, mais éprouvante sera l’expérience de subir à nouveau ces images de création et d’éternité qui n’enchantent pas et, pour la majorité, consternent.