Dans les années 1990, Cédric Klapisch apparaissait comme l’un des rares cinéastes français à savoir insuffler l’air du temps dans des comédies plaisantes et bien troussées. Après Peut-Être, tentative ambitieuse mais ratée de science-fiction hexagonale, il s’est replié sur des projets de plus en plus lisses et consensuels (L’Auberge espagnole, Paris, etc.), qui courent après l’époque sans plus jamais la rattraper et paraissent formatés pour le prime time de France 2. Avec sa sociologie de comptoir et sa mise en scène invertébrée, Ma part du gâteau confirme cette spectaculaire perte d’inspiration.
Stéphane est un trader beau, riche et divorcé. Il est méchant, et il en est assez fier : dans sa branche, c’est utile. France est ouvrière à Dunkerque ; divorcée, elle élève seule ses trois filles. Elle, elle serait plutôt gentille, comme tous ceux qui l’entourent – chez les pauvres, c’est une qualité courante. Quand les manipulations financières de Stéphane entraînent la fermeture de l’usine de France, celle-ci tente d’abord de se suicider, puis se reconvertit en femme de ménage. Devinez chez qui elle va passer la serpillère ?
Au tout début de Ma part du gâteau, Stéphane se moque de l’un de ses sous-fifres, qu’il appelle en ricanant « l’humaniste ». L’autre se défend : s’il a choisi la finance, c’est parce qu’il croit sincèrement œuvrer pour le bonheur de l’humanité ! Combinée à la nullité de l’interprétation, la balourdise invraisemblable de ce dialogue donne le ton du film. Rarement on aura vu personnages aussi grossièrement caractérisés, l’un d’eux étalant toute l’étendue de sa pauvreté psychologique en une seule réplique débitée face spectateur : « La réalité, je l’emmerde, ce que je veux c’est ma part du gâteau, point ! »
Des tirades de cet acabit, on en entend beaucoup dans le nouveau film de Cédric Klapisch. « Votre fils [un bambin tellement mignon et télégénique qu’il en devient rapidement insupportable] vaut bien plus que de l’argent » assène par exemple France à son employeur, qu’une telle révélation semble profondément déstabiliser. Comme son prénom se charge de le faire deviner aux moins perspicaces des spectateurs, ce personnage féminin pétri de bon sens représente le peuple tout entier – un peuple qui en bave mais qui n’a pas oublié les vraies valeurs… Devant les leçons de vie infligées par cette « France d’en bas », l’armure de cynisme de Stéphane se fissure, révélant une âme meurtrie par le manque d’amour et de chaleur humaine. Dans une scène ahurissante, ne le voit-on pas soupirer « ma vie est merdique », prostré dans son immense appartement donnant sur la tour Eiffel et l’Arche de la Défense ?
Un riche qui s’ouvre au monde et comble sa misère affective au contact d’une prolétaire : ce conte de fées n’est pas nouveau (ni très pertinent), mais il semble revenir à la mode, conjoncture oblige. Pour dénoncer les injustices contemporaines et faire rêver son public, Klapisch a ainsi choisi de relever sa fable sociale « à la britannique » avec les ingrédients d’une comédie romantique « à l’américaine ». Mais Ma part du gâteau n’a ni le sens du dialogue et de la situation de ses modèles d’outre-Atlantique, ni leur rythme – malgré une musique énervante qui tente d’insuffler de l’énergie à une mise en scène mollassonne. Surtout, les acteurs manquent ici cruellement de charme, et aucune alchimie ne naît de leur confrontation : Gilles Lellouche hérite du même rôle que dans Krach, où il n’était déjà pas très convaincant ; quand à Karin Viard, comment ne pas éprouver de la gêne devant les scènes où elle sur-surjoue la fausse immigrée ?
Ma part du gâteau n’a surtout ni la rage et l’ironie douce-amère des films de Ken Loach, influence pourtant revendiquée par Klapisch. Dans le dossier de presse, le réalisateur reconnaît, dans un sursaut de lucidité : « Je sais que je ne peux pas avoir le même genre de radicalité que [Loach] avec son côté “communiste”. » Et de fait, son film est idéologiquement confus. Fasciné par le monde des riches et des puissants, il lui sacrifie Dunkerque, les ouvriers et les chômeurs, relégués au second plan. L’apparition, dans un tout petit rôle, de Xavier Mathieu, le sympathique délégué CGT des « Conti » de Clairoix, n’apparaît ainsi que comme une piteuse caution morale. Une fin très âpre, teintée de revanche sociale, tente bien de rétablir in extremis un certain équilibre, mais elle semble appartenir à un tout autre film et tombe comme un cheveu gras sur une soupe de homard.
Dans son premier (et meilleur) film, Riens du tout, Cédric Klapisch, qui écrit lui-même ses scénarios, se jouait malicieusement des clichés. Il ne sait plus, désormais, que les alimenter.