L’éditeur Filmmuseum, distribué en France par Choses Vues, continue sa passionnante exhumation des trésors oubliés du cinéma. En s’axant en grande partie sur la mise en avant du patrimoine cinématographique allemand, cet éditeur nous offre depuis quelques temps, et ce avec une régularité qui force le respect, la possibilité d’avoir accès à un large panel d’œuvres inconnues, méconnues, voire carrément oubliées. Chacune de ces parutions nous plonge dans un monde unique, un univers qui semble comme réveillé d’entre les morts, un témoignage du passé projeté face à nous sur l’écran. Cette sensation est d’autant plus forte avec le cinéma allemand dit expressionniste. Car si les grands noms sont connus, l’ensemble de cette foisonnante période reste enterré. Mais ces constantes redécouvertes nous confirment l‘aspect fascinant et sombre d’un cinéma qui a su à la fois tisser des liens avec une esthétique propre à la culture européenne du dix-neuvième siècle, et annoncer l’horreur nazie.
La figure de Louis II de Bavière, monarque décadent, déclaré fou, destitué avant de mourir dans des conditions obscures, a profondément marqué la culture européenne de la fin du dix-neuvième siècle. Le destin tragique de ce roi a fait resurgir les fantômes du romantisme, tout en annonçant et en préfigurant le courant décadent. Sa déchéance marquera la fin d’une certaine idée de la monarchie et de l’aristocratie, poussées aux oubliettes de l’Histoire par le matérialisme capitaliste issu de la révolution industrielle. Mais le déclin de cette caste se fera aussi de lui-même, et ce à force de mariages consanguins altérant de façon catastrophique la santé mentale des héritiers et prétendants. La figure de Ludwig refuse le monde moderne, s’enferme dans l’art et les mythes, et se crée un univers fantasmé. Mais cette décadence s’appuie sur un terreau mental fragile, propice à laisser libre cours à ce que l’on a nommé des « extravagances ». Son règne sera sublime en cela qu’il sonnera le glas d’une vision romantique du monde, laissant la voie libre alors au triomphe de la bourgeoisie, au XXe siècle. Nul étonnement alors qu’un Visconti se soit intéressé à ce personnage, lui dont toute l’œuvre est travaillée par l’idée de crépuscule, d’une civilisation se mourrant, filmant des êtres qui jusqu’au bout de leur démence tenteront d’attiser les braises d’une certaine idée du monde.
Les deux films qui nous intéressent vont donc s’attacher à cette figure. Chaque réalisateur ne peut qu’y inscrire sa propre vision des choses, le personnage en lui-même ayant avec sa mort englouti un mystère prompt à faire émerger ça et là les interprétations les plus fantasques. Le premier, intitulé The Silence at the Starnberg Lake, est, disons-le tout de suite, le moins réussi des deux. Tourné en 1920 par un certain Rolf Raffé, le film est étonnamment mal fichu. Bien sûr, on peut avancer que le cinéma n’en était qu’à ses balbutiements. Mais tout de même, il y eut Griffith, les cinéastes scandinaves Sjöström et Stiller. Ces réalisateurs n’exprimaient pas leur haute idée du cinéma uniquement à travers le choix de sujets ambitieux. Ils avaient conscience des possibilités stylistiques de cet art, et savaient utiliser l‘espace, le temps et insuffler un rythme. Or ici, dès le début, on sent que le cinéaste a du mal à s’approprier le scénario, et expédie certaines scènes sans désir de matérialiser à l’écran l’idée du récit. La rencontre entre Ludwig et Wagner est totalement bâclée, ne bénéficie d’aucune mise en scène particulière, se contentant de faire comprendre aux spectateurs que les deux hommes étaient proches… Ce défaut se répercute aussi sur l’interprétation. Le personnage de Ludwig peine à s’incarner, ne distribuant ici où là qu’un jeu fait de gestes extravagants, se révélant incapable de s’intégrer dans l‘espace, dans le rythme.
Toutefois, le film est sauvé par les femmes. Les scènes d’extérieur, dans les jardins, sont d’une grande beauté. La nature et les jeunes femmes en costumes d’époque créent un sentiment fort en cela qu’elles incarnent à l’écran une certaine idée de la culture allemande, de Goethe, du romantisme, d’une poésie liée à la nature… Et c’est l’actrice interprétant le rôle d’Elisabeth d’Autriche, plus connu sous le nom de Sissi, qui donnera au film son moment le plus émouvant. Lors d’un plan qui la voit seule avec Ludwig sur la terrasse d’un des palais, elle exhorte le souverain à ne pas s’isoler ainsi, à ne pas vivre dans la solitude totale, craignant pour sa santé mentale. Durant ce court instant, les personnages semblent s’incarner, acquérir une profondeur. Grâce à un texte important et à une caméra qui pour une fois laisse le temps aux acteurs d’investir la psyché des protagonistes de ce drame, nous ressentons le poids tragique de cette histoire, de ces deux destins. Elisabeth fond en larme, le visage entre ses mains…
Le film offrira un autre moment fort, visuellement original et très efficace, grâce à un montage alterné entre des images de la guerre de 1870 et les constructions démentes et sublimes que fit exécuter Ludwig durant son règne. La confrontation de ces plans crée une forme de vertige, résultant de la constatation du fossé existant entre le monde tel qu’il est, et celui dans lequel se complaît le souverain. À l’opposé d’une Europe écrivant dans le sang son funeste destin, loin des conquêtes et de la politique, Ludwig vit dans un univers dans lequel prime l’esthétique, le grandiose et l’Art. Son royaume se maintient à l‘écart, dans une faille temporelle peuplée par les mythes anciens que son grand ami Wagner avait avant lui contribué à faire ressurgir et magnifier. Les préoccupations liées au conflit présent ne semblent pas l’atteindre, prisonnier qu’il est de sa propre folie.
Le deuxième film, intitulé Ludwig II King of Bavaria, fut réalisé en 1929 par un réalisateur dont le nom est plus connu, puisqu’il s’agit de William Dierterle, figure importante du cinéma muet allemand qui partit à Hollywood dès l’avènement du parlant. Même si la mise en scène manque de génie, elle est pourtant un des exemples de la perfection atteinte par l’art cinématographique au crépuscule de sa période muette. La construction des séquences, le montage, les trouvailles visuelles et la précision des cadres, révèlent à quel point un réalisateur tel que Dieterle possédait une maîtrise totale des opportunités stylistiques développées par cet art en un temps extrêmement court.
Contrairement au premier film, l’acteur interprétant le rôle de Ludwig est extrêmement convaincant. Son jeu, allié à la mise en scène, parvient à créer un personnage nuancé, se refusant à jouer la carte facile de la folie pure et simple, et à se complaire dans l’idée que l’on a pu se faire rétrospectivement des troubles mentaux de ce roi. Le Ludwig de Dieterle est un homme souffrant, avec une conscience aiguë de ce qu’il est et de l’époque dans laquelle il vit. La période couverte par le film est celle de l’âge adulte. Ce n’est plus un frêle prince, un jeune archange, mais un homme ayant une certaine corpulence, et ce à l’image des photographies qui furent prises du roi. Le scénario choisit dès le début de confronter Ludwig à son jeune frère, déjà totalement ravagé par la folie. Face à cette scène dure, le roi n’apparaît pas comme un surhomme, mais bien comme quelqu’un de profondément affecté par le mal qui frappe son frère. En débutant ainsi le récit, le film prend le parti de montrer que l’histoire tragique de Ludwig, aussi romanesque soit-elle, s’ancre aussi le plus simplement du monde au cœur d’une tragédie familiale.
C’est la lucidité qui augmente la souffrance et la détresse. Ludwig prend conscience que tout ce qui a attrait au monde, à la société et à son évolution, est comme éloigné de lui, à des années de ses préoccupations. Son désir de laisser une trace, ses constructions majestueuses qui videront les caisses de la Bavière, ainsi que son intérêt pour les arts, les mythes et les légendes, contribuent à l’isoler dans un univers qui n’a pas de lien avec l‘extérieur. Ludwig souffre en constatant que ce qui est terre à terre le répugne, que les humains l’ennuient, quand ils ne le dégoûtent pas. Une scène le montre dans un salon, au milieu de deux portraits, un de Marie Antoinette et un de Louis XIV. Face à ces peintures, il semble jouer la comédie, converser avec ces défunts fameux. Il agit comme s’il voulait être transporté à Versailles, loin du monde moderne, dans un siècle qui lui sied. Mais il sait aussi que l’influence de Bismarck et les troubles frontaliers sont en train petit à petit de remettre en cause l’indépendance de la Bavière, son rattachement à la Prusse ne pouvant être qu’inéluctable.
Le film datant de 1930, on peut facilement imaginer que certaines questions n’aient pu être traitées de front, et ce par crainte d’une éventuelle censure. L’homosexualité présumé du prince fut, de ce fait, gommée, facette de sa personnalité que Visconti ne se privera pas d’évoquer. Cependant, une curieuse séquence peut prêter à interprétation. Lors d’une scène étonnante, Ludwig tient dans ses mains des miniatures de nus grecs qu’il observe, avant d’en briser une contre le sol. Cette scène peut être vue de deux façons : une façon de renchérir dans l’idée que ce monarque ne supporte pas le réel, et qu’il se complait à vivre au milieu de représentations idéalisées de corps et de personnes. Mais aussi une façon de suggérer que le roi, face à ces canons esthétiques de la beauté masculine, ne peut se dissimuler l’attirance sexuelle qu’il éprouve pour les hommes.
Pour finir, le documentaire présent dans le coffret, intitulé In the Ocean of Longing et réalisé par Christian Rischert, retrace l’existence de Louis II de Bavière, en s‘intéressant évidemment au personnage, mais aussi à sa place dans l’histoire de l’Allemagne. S’appuyant sur des photos, des dessins et des peintures, tout en filmant les palais et châteaux du roi, le film parvient à trouver le juste équilibre entre l’information et la fascination, entre les faits historiques et le désir de s’immerger dans l’univers fantasmé du prince. Et puis signalons que le Ludwig de Visconti, paru en DVD en Angleterre et aux États-Unis, a enfin bénéficié l’année dernière d’une sortie en France, dans le cadre d’une collection consacrée à Romy Schneider chez StudioCanal.