Parallèlement à la sortie d’un superbe coffret consacré à Duel au soleil de King Vidor, l’éditeur Carlotta a également la bonne idée de remettre en lumière un film plus méconnu, Le Portrait de Jennie de William Dieterle. Sorti en 1949, échec commercial cuisant à l’époque, le film est pourtant parfaitement représentatif de l’implication artistique du démiurge David O. Selznick dans ses productions et de sa relation passionnelle à Jennifer Jones, épouse et muse, devenue actrice de premier plan dès le milieu des années 1940. Si le scénario du film fait immanquablement penser à un mix entre Peter Ibbetson d’Henry Hathaway (1935), Laura d’Otto Preminger (1943) et L’Aventure de Mme Muir de Joseph L. Mankiewicz (1947) — ce qui a peut-être provoqué une certaine lassitude de la part du public d’alors –, il serait pour autant bien dommage de limiter cette œuvre, aussi ténue qu’étrange, à son pitch : Eben Adams (Joseph Cotten), un peintre sans le sou et en panne d’inspiration, croise un jour la route de Jennie Appleton (Jennifer Jones), une jeune femme anachronique, joyeuse et mélancolique, à la fois réelle et pourtant venue d’un autre espace-temps. Tombé éperdument amoureux de ce spectre, habité par une inspiration fiévreuse qui le pousse à en faire le portrait, l’artiste décide de défier le temps pour tenter de la sauver du drame qui l’aurait emportée quelques années plus tôt. À travers la dévotion d’un créateur pour sa muse, il est difficile de ne pas faire le parallèle entre Selznick et Jones, tant Le Portrait de Jennie pose la question du regard qui magnifie, transforme et immortalise, allant jusqu’à semer la confusion entre réalité et représentation fantasmée de l’être aimé. Comme en témoigne l’utilisation d’une transparence sur le visage de l’actrice une fois son portrait achevé dans les dernières scènes et la question qui accompagne la découverte du tableau (« est-ce vraiment moi ?»), le film de William Dieterle laisse planer sur ce drame romantique la menace d’une désintégration de l’être face au pouvoir de cristallisation de l’art.
Il suffit pourtant d’y croire
Loin des canons d’écriture dramatique attendus, le scénario ne fait jamais reposer sa dynamique sur un hypothétique conflit entre les personnages. Bien au contraire, alors que l’expérience vécue par Eben Adams n’a rien de vraisemblable, son entourage — à qui il ne cache rien de ses aventures — ne cesse de poser sur lui un regard bienveillant, prêt à l’accompagner dans cet étrange voyage outre-tombe. Comme le dit très justement Miss Spiney (Ethel Barrymore), une exigeante collectionneuse d’art devenue mécène du peintre sur un simple coup de cœur (ce beau personnage synthétise d’entrée de jeu la dualité entre le matériel et l’irrationalité des sentiments) : elle n’est peut-être qu’une vieille fille depuis plusieurs décennies, elle n’en connaît pas moins l’amour. En substance, ce qu’introduit cette belle confession, c’est que l’on peut cultiver son jardin secret, entretenir son culte pour le sentiment amoureux, sans avoir nécessairement quelqu’un avec qui le partager. Dès lors, Le Portrait de Jennie ne s’embarrassera plus d’un discours raisonnable ou d’une résolution des enjeux qui nous ferait retomber sur les deux pieds de la rationalité. Comme plus tard le héros du Sixième Sens de M. Night Shyamalan, personne ne saura où Jennie erre en-dehors des scènes où elle apparaît à Eben Adams, ni ce qui justifie sa réapparition quelques décennies après sa disparition, encore moins pourquoi elle est amenée à revivre les étapes-clés qui ont jalonné sa vie (la mort de ses parents, son retrait dans un couvent, le voyage avec sa tante) jusqu’à ce jour fatidique. Il est même étonnant de voir que la seule voix de la raison est ici portée par une bonne sœur (Lillian Gish) que Jennie a connue lorsqu’elle est devenue orpheline. Alors qu’elle pourrait être la première à cultiver le caractère mystique de cette histoire en encourageant le peintre à croire aux miracles, elle tente en vain de l’amener à admettre la réalité et à prendre conscience de ses égarements.
L’ombre et la couleur
Si William Dieterle ne fait pas partie de ceux dont le nom est immédiatement associé à l’âge d’or hollywoodien, il n’en reste pas moins un artisan modeste et méticuleux, capable d’une maîtrise assez bluffante des outils techniques mis à sa disposition. Dans Le Portrait de Jennie, l’un de ses meilleurs films, il distille une discrète touche d’onirisme grâce à des choix d’éclairage plutôt inattendus. Alors que les extérieurs enneigés new-yorkais sont inondés d’une lumière aveuglante, Jennie émerge à plusieurs reprises d’un superbe contre-jour qui pose astucieusement la dualité de ce personnage, lumineux mais échappé des ténèbres. Lors d’une promenade au cours de laquelle le peintre et la jeune femme se rapproche, le choix de sous-exposer le couple surprend dans la mesure où il crée un inconfort dans la lecture que l’on peut faire de la scène. Mâtinée de réalisme (de nombreux décors extérieurs, l’évocation des métiers du cirque — supplanté depuis par la popularité du cinéma), la mise en scène n’en cultive pas moins un goût pour le surréalisme. Preuve en est la superbe scène du phare, à la fois apocalyptique et totalement artificielle dans son dispositif (la maquette d’un phare perdu au milieu de nulle part, assailli par une tempête qui semble sonner la fin du monde) : plongée dans une étrange lumière verte — qui apparaît quasiment comme une anomalie technique après une heure de film en noir et blanc –, la scène prend les atours d’un cauchemar éveillé. Maniant à la perfection l’art de l’ellipse, le récit entretiendra jusqu’au bout l’ambiguïté autour de la présence d’éventuels témoins à cet ultime rendez-vous. Nul ne viendra attester de la véracité des scènes vécues par le peintre : si une petite pirouette laisse entendre que toutes les interprétations sont possibles, le cœur du Portrait de Jennie n’est pas à chercher dans l’explication. Seule compte finalement l’empreinte d’un visage — réel ou rêvé — dans l’esprit de celui qui aura la mission d’en restituer les contours pour faire de ce voyage intérieur une expérience collective.