On l’a dit fou (faute à la fameuse consanguinité des familles princières) et son homosexualité choquait. Les circonstances de sa mort restent inconnues : accident ? suicide ? meurtre ? Louis II de Bavière, roi d’un petit royaume allemand pendant une vingtaine d’années, fit autrefois scandale, et fascine aujourd’hui : héros romantique par excellence, amoureux platonique de sa célèbre cousine Sissi ; fiancé à la sœur de celle-ci, mais jamais marié ; jamais vraiment roi non plus… Un Visconti en fin de carrière, ayant abandonné le néo-réalisme pour un baroque flamboyant, ne pouvait qu’aimer ce prince qui convenait si bien à sa démesure, et lui offrit un biopic de quatre heures au rythme lancinant, rythmé par des envolées wagnériennes. Splendide.
On comprend le goût de Visconti pour ce roi extravagant, qui se fit construire plusieurs châteaux – mais n’en habita qu’un seul ; qui faisait des promenades nocturnes dans une barque en forme de coquillage sur d’artificiels lacs intérieurs ; un roi si amoureux des arts qu’il y sacrifia son royaume. Louis (Ludwig en allemand) monta sur le trône de Bavière à dix-huit ans, et l’une de ses premières mesures royales fut d’inviter à ses côtés l’homme qu’il aimait le plus, Richard Wagner, dont les opéras ruineux avaient fait la fortune de nombreux créanciers. Une vingtaine d’années plus tard, le roi fut déposé par des ministres conspirateurs et enfermé dans un château, avant d’en disparaître pour aller se noyer dans des conditions toujours mystérieuses… Aujourd’hui, Louis II alimente le tourisme dans cette région allemande, où l’on part en quête, à travers d’invraisemblables châteaux (dont l’un se voulait la réplique de Versailles), d’un prince qui voulait « rester une énigme»…
Visconti n’apporte évidemment pas de réponse à cette énigme. Fidèle à ce qui a pu être dit de Louis II pour le déclarer incapable de régner, il couple des interventions face caméra de ceux qui l’accusèrent (ministres, psychiatres) à de longues scènes montrant les moments forts de la vie du roi – la montée sur le trône, la guerre contre la Prusse, les rencontres avec sa cousine l’impératrice d’Autriche, les fiançailles avec son autre cousine Sophie, duchesse en Bavière. La descente aux enfers après la rupture de ces mêmes fiançailles est brutale, et l’on pourrait croire de prime abord que Visconti corrobore la vision d’un roi schizophrène et paranoïaque. Mais à l’évidence, c’est la folie de Ludwig qu’aime Visconti et le cinéaste ne cherche pas ni à l’adoucir ni à l’excuser, montrant simplement que la société rigide du XIXe siècle, encore moins que la nôtre, ne peut comprendre ni tolérer l’excentricité.
Les rencontres entre Elisabeth d’Autriche (la fameuse Sissi dont Romy Schneider accepta de reprendre le rôle pour en révéler enfin le véritable visage) et Ludwig, sont à cet égard les plus intéressantes. L’insaisissable Sissi, férue de poésie, de voyages et de liberté, pouvait seule comprendre l’indifférence et le dégoût de Ludwig pour la realpolitik de son entourage. Son rire éclatant lorsqu’elle découvre l’ersatz de galerie des Glaces construite par son cousin dévoile son plaisir à voir combien Ludwig s’est vengé pour elle de la médiocrité et la bêtise de l’aristocratie royale. En n’insistant pas plus sur leurs relations (on a dit, sans preuve, que Ludwig et Elisabeth entretenaient une sorte de liaison adultère), Visconti les auréole d’un mystère d’une folle élégance et rend un hommage vibrant à cette impératrice à la fois fantôme et ange noir.
À mesure que cette longue (quatre heures!) fresque avance, le rythme ralentit, s’arrête parfois, comme pour mieux correspondre au progressif enfermement du roi. Après la rupture des fiançailles avec Sophie, Visconti filme la lente déchéance de Ludwig, roi désabusé et trahi par ceux qu’il a porté aux nues (et notamment Wagner), un roi qui trouve meilleure compagnie dans sa horde de pages, de jeunes éphèbes qu’il entraîne dans des orgies nocturnes. Il y a une beauté ambiguë dans cette déchéance, dans la façon dont Visconti met à nu l’enlaidissement d’un prince qui avait autrefois tout pour lui : ses dents pourries, son empâtement, ses cheveux emmêlés… Le sous-titre du film, « le crépuscule des dieux », semble bien signifier que Visconti, comme dans Le Guépard, filme la mort d’un monde insouciant, un monde romanticisé à l’excès pour la bonne cause : un monde de poésie, de musique et de rêve qui disparaît au contact de la brutalité du monde et de l’égoïsme des hommes. C’est bien ce que Ludwig cherche désespérément à dire, à faire comprendre aux autres, mais personne ne l’entend – raison pour laquelle il décide finalement de se taire.
Et si Ludwig, au fond, n’était pas simplement la version en celluloïd de Luchino ? Visconti sait-il alors qu’il n’a plus beaucoup de temps à vivre (il décédera quatre ans après le tournage)? Avec ses scènes langoureuses purement esthétiques, rythmées par une musique répétitive et funèbre, Ludwig fait en quelque sorte office de testament, d’adieu à un univers baroque et voluptueux qui disparaîtra avec le cinéaste. En choisissant pour interprètes ses deux acteurs fétiches, Helmut Berger et Romy Schneider, Visconti, au-delà de la fresque historique, au-delà de basses considérations politiques, se range au plus petit niveau, celui d’un seul individu, celui d’un homme qui aimait les hommes comme les femmes, dans un amour sacré… un amour qui ne se consume que par le regard.