Le cinéma israélien fournit régulièrement des preuves de son dynamisme, mais une comédie mélancolique rythmée par les chansons de Joe Dassin (on entend aussi du Adamo…), voilà qui est du jamais vu de sa part. La meilleure nouvelle étant qu’il ne s’agit pas du seul argument du film de Leon Prudovsky, qui signe un premier long-métrage réussi.
Loin des fresques contemporaines « coup de poing » sur Israël comme Ajami, À 5 heures de Paris présente un récit intimiste et universel. Des êtres se trouvent à un carrefour compliqué de leur existence ; face à la possibilité de réenchanter une vie terne, mais avec le risque d’emprunter la mauvaise direction. Les quadragénaires oscillent entre raison et sentiment, bien conscients que les occasions ne se représenteront pas en grand nombre. Mais Leon Prudovsky ouvre également une fenêtre discrète sur la complexité de la réalité israélienne. Dans cette habile comédie, s’élabore, en creux et de manière plutôt inattendue, le portrait d’une société fracturée et dysfonctionnelle, dans laquelle la communication est malaisée, la solitude pesante, où l’on cohabite plus qu’on ne vit véritablement ensemble. Émerge le thème d’un double repli. Celui d’un fonctionnement social communautaire qui se dessine en filigrane : les « Marocains » (entendre sans doute par là séfarades) – les seuls à connaître et à écouter Joe Dassin, dont on reparlera – ou juifs de Russie. Dans le film, pour ces derniers, Israël n’est pas un projet, il s’agit d’une simple escale, d’un strapontin vers un ailleurs ; non explicite, l’image est toutefois cruelle. Repli aussi d’un personnage principal qui souffre d’une phobie de l’avion, une figure probante de cette difficulté à se projeter vers cet ailleurs. Subtilement, À 5 heures de Paris est aussi un film sur les peurs, individuelles et collectives, où l’on pourra aussi reconnaître celles de l’État juif.
De Tel-Aviv, on doit être effectivement à plus ou moins 5 heures de Paris. Dans la banlieue de la capitale Israélienne, Yigal et Lina – Dror Keren et Elena Yaralova, ces deux interprètes s’avèrent tout à fait remarquables de justesse – n’habitent qu’à quelques minutes l’un de l’autre. Mais la distance est pourtant là entre ce chauffeur de taxi à la vie un peu grisâtre et une prof de musique en partance pour le Canada, avec un mari qui s’y trouve déjà. Moins socialement que culturellement, l’altérité entre les deux êtres s’impose comme une évidence. Le point de ralliement s’avère que la dame enseigne la musique au fils, fort mal disposé pour la matière, du monsieur. Quelques hasards et contretemps plus tard, alors qu’il est venu chercher son rejeton, elle rate son dernier bus. Et le voilà à la raccompagner. Durant le trajet, une reconnaissance mutuelle s’opère, ressemblant à une solitude, plus qu’une déception, une certaine désillusion face à l’existence. Leon Prudovsky fait émerger ceci sans lourdeur aucune, bien au contraire : nos deux protagonistes sifflent ensemble la chanson de Joe Dassin que crachote l’autoradio. Voici le contact noué, la naissance d’un trouble sentimental. Après ça, aller chercher le fiston à l’école n’a vraiment plus du tout la même saveur. Ce que l’on retient de Leon Prudovsky pour mener à bien ce premier long-métrage, c’est notamment la délicatesse et la précision d’une écriture fort bien construite, celle du récit en général, des scènes et des personnages en particulier. On note aussi la justesse et la sensibilité de la mise en scène, ni neutre ni appuyée, souvent dans une forme de dilatation qui prend (et donne) le temps de faire émerger gags, émotions et troubles grâce à un sens de l’espace, de la composition des plans et de la durée évidents, aussi bien lorsque les cadres sont statiques et frontaux, ou plus vibrants.
Yigal et Lina fricotent donc, avec une retenue chaste et une tendresse sincèrement réciproques. Mais il va y avoir de la friture sur la ligne. Embarqué à l’improviste dans une soirée karaoké dans un restaurant russe, Lina prête à Yigal une veste, trop grande, de son mari ; c’est alors qu’il va s’en prendre une belle : Grisha, l’époux massif, gentiment bourru et moustachu, attend sagement sur les marches de l’immeuble que sa belle soit de retour de sa pérégrination nocturne. S’il est de retour, c’est pour mieux mettre le cap prochainement vers le Canada, avec Lina. Si un peu, mais point trop, d’insouciance affleurait entre Lina et Yigal, les termes du dilemme sont désormais clairement posés : une douleur, celle du tiraillement pour elle, de l’expectative pour lui. Le récit aurait pu tomber, à partir de cette situation, dans la banalité et la facilité des codes de la comédie romantique douce-amère ; au contraire, l’habile écriture cinématographique de Leon Prudovsky nous fait accéder, jusqu’au terme, aux troubles de l’irrésolution sentimentale avec une force d’évocation certaine.