Le cinéma israélien aime à explorer ses territoires, à en sonder les failles, à y dénicher la violence qui sourd et que le moindre prétexte suffit à faire exploser. Après le quartier juif ultraorthodoxe de Méa Shéarim (Kadosh, Tu n’aimeras point), la « bulle » de Tel Aviv, insouciante et bourgeoise (The Bubble) et les faubourgs populaires d’Haïfa (Zion et son frère), c’est Jaffa la mélangée qui se voit radiographiée pour la deuxième fois en quelques mois, dans un film choral courageux, ample et réussi.
Ajami est le nom d’un quartier de Jaffa, où juifs, musulmans et chrétiens tentent tant bien que mal de cohabiter. Au sein de ce melting-pot sous tension permanente, plusieurs trajectoires vont se télescoper : celle d’Omar, Arabe israélien dont la vie est menacée par des malfrats depuis que son oncle a tiré sur l’un d’eux, qui tentait de le racketter ; celle de Malek, un Palestinien qui travaille illégalement pour payer l’opération de sa mère malade ; celle de Binj, un Arabe amoureux d’une Juive ; celle de Dando, un policier juif qui cherche à venger l’assassinat de son jeune frère soldat.
Fruit de six années d’écriture et de préparation et d’une année supplémentaire de montage, Ajami s’inspire d’histoires réelles. Cette accumulation de documentation ne nuit pas au film, car les réalisateurs Yaron Shani et Scandar Copti ont eu l’idée bienvenue de compenser la pesanteur d’un scénario très écrit par une mise en scène très vive et fluide – avec caméra à l’épaule –, et surtout par des méthodes de tournage fondées sur la spontanéité. Comme dans les premières œuvres de Ken Loach (qu’admire à juste titre Yaron Shani), les acteurs, des non professionnels très convaincants, n’avaient pas connaissance du script à l’avance ; ils découvraient l’intrigue en même temps que les personnages qu’ils incarnaient, et étaient régulièrement amenés à improviser. Les scènes ont ainsi été filmées chronologiquement – ce qui n’a pas dû être simple étant donné la complexité du scénario. Par leur perfectionnisme et leur sens du détail juste, les deux jeunes cinéastes parviennent à rendre remarquablement vivant le quartier, à en retranscrire l’atmosphère foisonnante ; rarement une œuvre cinématographique n’aura autant mérité de porter le même nom que le lieu où elle se déroule.
Le film de Copti et Shani (qui ont également cosigné le scénario) peut ainsi être rapproché des meilleurs films choraux – on songe notamment à Amours chiennes, où déjà l’entrecroisement des intrigues servait de révélateur à la violence protéiforme d’une ville-monstre, en l’occurrence Mexico. Dans un genre qui compte peu de réussites (la plus récente est française : Qu’un seul tienne et les autres suivront), Ajami n’a aucun mal à se démarquer nettement. Certes, on repère çà et là certains défauts inhérents à cette forme narrative – notamment quelques grosses ficelles scénaristiques et autres coïncidences un peu trop heureuses – mais le film reste cent coudées au-dessus de ces nombreuses œuvres boursouflées et faussement virtuoses qui démultiplient et emberlificotent inutilement leurs intrigues pour tenter d’en faire oublier la vacuité. Chacune des histoires d’Ajami est forte (et mériterait un film entier), chacune décrit un aspect peu connu de la vie quotidienne dans un région du monde pourtant régulièrement cartographiée par le cinéma.
On apprend ainsi que la population arabe doit non seulement faire face à la ségrégation et aux vexations des autorités israéliennes (il y a bien sûr l’inévitable scène au check-point), mais également à la mafia palestinienne, qui n’a rien à envier à ses consœurs d’Occident en termes de barbarie et d’hypocrisie. Dans une scène hallucinante, la vie d’hommes et de femmes fait ainsi l’objet d’un marchandage acharné en dinars et en chameaux, les participants n’hésitant pourtant pas à invoquer sans arrêt le nom d’Allah au milieu de leurs tractations cyniques… Loin de renvoyer à une opposition binaire Juifs/Arabes, Shani et Copti mettent également en lumière les tensions internes aux populations musulmanes : les Palestiniens présents clandestinement sur le territoire sont exploités par les Arabes d’Israël, qu’ils méprisent en retour et traitent de « collabos ».
En reprenant et en dépoussiérant les figures du film noir, Ajami met en scène un monde poisseux, plombé par l’éternel enchaînement des rancœurs et des vengeances. Le quartier, et au-delà la ville et la région toute entière, semble peuplé par une poignée de familles rivales, condamnées à s’entredéchirer jusqu’à la fin des temps selon une logique absurde. Le film, décidément très dense, réactualise également le mythe de Roméo et Juliette, à travers deux histoires d’amour impossibles – entre un Musulman et une Chrétienne, entre une Juive et un Arabe. La position de ce dernier (interprété par Scandar Copti) est remarquablement bien traitée : il vit entre deux mondes sans plus vraiment appartenir au premier (ses amis arabes lui reprochent de les trahir en voulant s’installer chez sa compagne juive), ni pouvoir jamais s’intégrer vraiment au second. Lorsque dans une boîte de nuit juive, il se met à répondre au téléphone en arabe, les regards hostiles qui lui sont lancés en disent plus long que bien des discours sur l’état du conflit israélo-palestinien…
La plus belle leçon du film est paradoxale : son existence-même constitue le déni de la fatalité dans laquelle sont englués ses personnages. Car Scandar Copti est arabe, et Yaron Shani juif. Ils ont pourtant su travailler ensemble, des années durant, pour signer une œuvre commune, forte et cohérente, remarquée l’an dernier à Cannes, et sélectionnée pour les oscars du meilleur film étranger. Fort heureusement, cette soudaine reconnaissance ne leur a pas ôté tout sens critique : « Je ne peux pas représenter un pays qui ne me représente pas », a ainsi déclaré Scandar Copti aux Oscars, ce qui a provoqué un scandale dans la classe politique israélienne… et a rappelé que le cinéma demeure une formidable arme politique.