La bataille d’Iwo Jima, violent épisode de la guerre du Pacifique en 1945, est le point de départ d’un ambitieux projet voulu par Spielberg et Eastwood, respectivement producteur et réalisateur de deux films adoptant chacun le point de vue d’un des belligérants. En attendant Lettres d’Iwo Jima, à travers le regard japonais, Mémoires de nos pères se place côté américain et, malgré toutes ses indéniables qualités formelles – images spectaculaires, réalisme à couper le souffle, vrai sens de la narration – pèche sensiblement par sa défense sans concession des valeurs d’Hollywood.
Clint Eastwood a un vrai mérite : celui de chercher sans cesse à raconter des histoires qui seraient à la fois simples et surprenantes. Basées sur des scenarii solides – eux-mêmes généralement tirés de romans à succès, comme c’est le cas ici –, filmées de manière souvent très classique, sans réelle prise de risque formel, et pétries de valeur fortes, éternelles, parfois lourdes de morale, ces histoires ont toutefois en commun la volonté de prendre le spectateur à revers, de lui montrer l’envers du décor, de lui présenter autrement le rêve américain. Tout ce qu’il faut pour séduire, en somme, sauf que ces bonnes intentions se soldent en général par des échecs. Et les critiques de l’Amérique, de son histoire, de ses hommes et de ses femmes, de sa sensibilité si particulière, ces critiques formulées aussi bien dans Impitoyable, Un monde parfait, Sur la route de Madison, Mystic River ou Million Dollar Baby, ne sont finalement que des chausse-trappes, des prétextes, des manières habiles, pour Eastwood, de mieux faire passer son sempiternel message d’amour aux États-Unis.
Mémoires de nos pères ne déroge pas à la règle. L’idée du film est excellente : il s’agit de s’interroger sur le véritable sens de la notion aujourd’hui tant galvaudée d’héroïsme. Et poser cette question dans un contexte tel que la sanglante bataille d’Iwo Jima – épisode stratégique et historique de la guerre du Pacifique, en 1945 – est plus qu’à propos : c’est une véritable gageure. À n’en pas douter, les hommes qui ont combattu dans cet enfer sont des héros. La plupart seront restés des anonymes, mais au moins trois d’entre eux, un infirmier de la Navy et deux Marines, auront gravé leur nom dans l’Histoire, de manière un peu involontaire. La splendide photographie qui les montre dressant un « Stars and Stripes » victorieux au sommet du mont Suribachi, dans des conditions pourtant peu romanesques, peu glorieuses, fera en effet le tour du monde ; et les trois soldats avec, devenus subitement héros et hérauts de l’effort de guerre. Mais comment appréhender cette notoriété soudaine, cette avalanche d’honneurs, comment incarner le patriotisme quand, comme c’est le cas pour certains, on n’a pas même tiré un coup de feu ? Quand ses compagnons d’armes sont eux restés au front, et que personne ne les félicite, ne les admire, ne les encourage seulement ? Comment jouer le jeu de ces shows immenses, démesurés, absurdes, censés reproduire l’événement ? Mais c’est qu’il faut accepter de livrer cette nouvelle bataille, harassante et parfois meurtrière elle aussi, afin de remporter une autre victoire tout aussi importante : celle de la récolte des financements du peuple.
Or, ce qui aurait pu donner lieu à un intéressant canevas psychologique n’aboutit en réalité qu’à un enfilage de stéréotypes. Chaque personnage principal adopte en fait, de manière assez grossière, un des trois points de vue du film : il y a celui qui accepte, celui qui doute et celui qui refuse. Trois manières de répondre à cette fameuse question de l’héroïsme. Mais finalement, chez Eastwood, trois manières de montrer ce qu’est l’héroïsme, d’appréhender l’héroïsme. Ira Hayes, l’Amérindien taciturne et sceptique, qui ne peut supporter son nouveau statut à moins de se soûler généreusement, sera même le personnage sur lequel pèsera le plus de lourdeurs émotives. Certes le réalisateur remet en question les valeurs mêmes de l’Amérique, patriotisme et effort personnel en tête, de façon tout à fait bienvenue et novatrice dans le cinéma de guerre hollywoodien (Il faut sauver le soldat Ryan, par un Spielberg ici producteur, n’avait pas cette qualité, loin s’en faut), mais c’est pour mieux les réhabiliter par la suite. Et si c’est toujours une déception, ce n’est jamais une surprise, puisque encore une fois, toutes les volontés d’indépendance et de subversion de films comme Impitoyable ou Sur la route de Madison – où l’on semble brocarder violemment les notions de rédemption et de règles établies – se dissipent fondamentalement et malheureusement dans un propos qu’on irait jusqu’à trouver ici réactionnaire. Les problèmes, Clint Eastwood les règle comme il le faisait à l’époque du cow-boy sans nom ou de l’inspecteur Harry, c’est-à-dire sans y regarder à deux fois… sauf qu’on peut se demander aujourd’hui s’il vise aussi juste.
Que reste-t-il, alors, de Mémoires de nos pères ? Une superproduction spectaculaire, efficace en ce sens, empreinte d’un réalisme impressionnant. Un point de départ intéressant, l’histoire de cette photographie célèbre (qui valut le prix Pulitzer à son auteur, Joe Rosenthal, de l’AP) et du pouvoir qu’elle dégage. Des images surnaturelles – mention spéciale au chef-opérateur Tom Stern, fidèle d’Eastwood – et une imagerie très naturelle au contraire, qui s’allient dans une formidable démonstration de force. Les scènes de débarquement et de batailles, si elles rappellent parfois celles de Spielberg, restent à proprement parler hallucinantes, et rendent palpable toute la pression, la tension de l’instant et des hommes qui tentent d’y survivre. Les reconstitutions des États-Unis de 1945 sont elles aussi pleinement crédibles. Si l’on ajoute une évidente maîtrise de la mise en scène et de la narration qui apporte tout au long de ces deux heures douze une appréciable fluidité, on obtient alors un film formellement réussi, solide, et un excellent divertissement. Mais pour s’interroger profondément sur les effets psychologiques d’un événement aussi inimaginable que la guerre, mieux vaut encore revoir, par exemple, le terrifiant Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino. Le second volet de Mémoires de nos pères, intitulé Lettres d’Iwo Jima, qui retrace le même événement mais du point de vue japonais cette fois (sur les écrans début 2007), répondra-t-il enfin à ces attentes ?