Réalisateur remarqué pour ses courts-métrages largement primés Aftermath et Genesis, Nacho Cerdà passe avec brio au format long. Son Abandonnée révèle un cinéaste ambitieux et à la rhétorique cinématographique riche, avec un film situé au croisement d’un récit lynchien et du Labyrinthe de Pan.
Productrice de cinéma quarantenaire résidant aux États-Unis, Marie voit son passé ressurgir le jour où un notaire russe lui apprend que lui revient, par testament, la maison de sa mère assassinée, et qu’elle n’a jamais connue. Rendue sur place, elle découvre une bâtisse sinistre et dans un état de déliquescence épouvantable. Elle y rencontre aussi son jumeau, dont elle ignorait jusque là l’existence, et qui est lui aussi venu sur place sur une impulsion, après s’être vu remettre le même testament, par le même notaire. Ils se rendent bientôt compte qu’ils ne sont pas seuls dans la maison isolée : leurs propres fantômes hantent les lieux…
Abandonnée, film de fantômes ? Oui et non. Le film de Nacho Cerdà semble suivre une trame archi-connue, qui fait appel à des péripéties traditionnelles du film fantastique : l’héroïne est-elle en train de rêver ? Est-elle déjà morte et toute l’intrigue n’est-elle qu’un fantasme de son esprit au seuil de l’anéantissement ? Avec une cinéphilie consommée, le film se joue de son spectateur en laissant planer nombre de doutes issus sur la réalité de son intrigue. Cependant, là où on aurait pu s’attendre, de la part d’un réalisateur féru de fantastique mais qui n’en serait qu’à son premier long métrage, à un film suivant servilement ces lignes dramaturgiques, Abandonnée va bien au-delà, sans pour autant sombrer dans l’autosatisfaction. Le scénario bascule rapidement dans un onirisme étrange, qui met l’accent sur une terreur plus primale que les simples effets de manche d’un fantastique de grande consommation : l’omniprésence éprouvante des doubles morbides des deux héros, leur propre mort à venir. Loin de tout jouer sur la terreur pure et sur l’efficacité de son (très fort) potentiel horrifique, le film s’amuse à inverser les rôles : les protagonistes vivants sont hystériques, désespérés, intrus dans un monde où leurs fantômes apparaissent comme la norme, avec une attitude calme et résignée.
Cet onirisme étrange devient de plus en plus présent à mesure que la narration progresse, évoquant une mise en scène à la Lynch, qui misera plus sur la lenteur et une bande son ouatée que sur l’hystérie filmique attendue. Dans son dernier tiers, le film lâche totalement prise pour se laisser aller à une perte totale de repères narratifs, qui confirme Abandonnée dans son statut de conte de fée noir, largement enclin à user d’artifices littéraires autant que cinématographiques. Renversement de réalité, perte de repère pour les personnages comme pour l’auditoire : le film évoque un cousin éloigné du remarquable L’Échelle de Jacob, avec lequel il partage un plaisir manifeste à jouer avec les attentes d’un public expert. Et les doubles morbides des héros de changer subrepticement de nature : de doppelgänger maléfique, ils deviennent des images miroirs, apaisées, des vivants angoissés. Restant ce faisant fidèle à une vieille et sous-jacente tradition du fantastique, de La Fiancée de Frankenstein à Cabal, Abandonnée offre le bénéfice du doute à ses monstres : ne valent-ils pas autant, sinon plus que leurs doubles vivants ?
Héritier respectueux mais inventif d’une longue tradition d’un fantastique sérieux qui s’interroge sur les origines de la peur, Abandonnée ne pêche réellement que sur le plan technique. Si Nacho Cerdà et son directeur de la photographie Xavi Giménez se servent admirablement de la maison en déliquescence, qu’on croirait tout droit sortie de La Chute de la maison Usher de Poe, une tendance peut-être un peu trop prononcée au montage cut rapide dessert légèrement le film. Mais ce n’est qu’un léger bémol face à l’incroyable réussite d’un film qui confirme, si besoin en était encore, que le fantastique est enfin sorti de l’ornière d’un cinéma bis souvent déconsidéré, et qu’il côtoie sans honte aucune les autres « grands » genre. Le Japon, l’Angleterre l’ont précédée, et l’Espagne devient à son tour une ambassadrice de choc du genre : le merveilleux Labyrinthe de Pan n’a aucunement à rougir de son petit cousin Abandonnée.