Quatre ans après Frankenstein, James Whale – alors au sommet de sa carrière – propose le second volet des aventures de ce savant fou et de sa monstrueuse créature. Souvent considéré comme supérieur au premier, La Fiancée de Frankenstein étonne par son humanisme culotté.
À voir la scène d’ouverture, on pourrait croire que James Whale a tourné coup sur coup Frankenstein et La Fiancée de Frankenstein. Pourtant pas moins de quatre années (pendant lesquelles le réalisateur s’est attelé à la réalisation de L’Homme invisible et d’Une soirée étrange) séparent les deux fameux films. La possible confusion vient certainement du fait que le second volet commence exactement là où James Whale avait terminé son premier : la créature, lynchée par les villageois, a disparu sous les décombres d’un moulin en feu.
C’était sans compter sur la force titanesque du monstre qui semble ne pas avoir dit son dernier mot. Très en colère mais totalement démuni, celui-ci reprend la route en quête désespérée d’un salut. De son côté, le professeur Frankenstein a pris la sage décision de ne plus réitérer cette expérience malheureuse en se consacrant notamment à sa promise, Elizabeth, qu’il compte prochainement épouser. Mais le maléfique docteur Pretorius est bien décidé à contrarier ce conventionnel projet en enlevant la fiancée et en contraignant Frankenstein à renouveler l’expérience pour offrir à la créature une compagne.
Au centre de l’intrigue, il est donc beaucoup questions de femmes : la fiancée enlevée, la femme que l’on cherche à reproduire sur le même modèle que la créature, jusque dans ce titre qui entretient la confusion sur le nom Frankenstein. Parle-t-on du monstre ou de son créateur ? En définitive, James Whale n’accorde pourtant que peu d’importance à ces personnages-là pour concentrer toute son attention sur le rapport ambigu qu’entretient Frankenstein – et par expansion les autres hommes – avec le monstre. Celui-ci, interprété avec toujours autant de talent par Boris Karloff, est un concentré assez détonnant de sensibilité et de virilité caricaturale sur lequel se projettent toutes sortes de symboliques homosexuelles.
En effet, n’oublions pas que James Whale était un réalisateur excentrique qui vivait son homosexualité au grand jour dans le Hollywood des années 1930. Constamment entouré de jeunes et séduisants garçons, le réalisateur eut une vie tumultueuse (on le retrouva noyé dans sa piscine en 1957 et les soupçons se portèrent vers ses favoris) au point d’en inspirer le film Ni dieux, ni démons de Bill Condon (1998). C’est dire si le réalisateur n’avait pas froid aux yeux lorsqu’il s’attaquait à des mythes comme ceux de Frankenstein et de L’Homme invisible et qu’il se plaisait particulièrement à nourrir un sous-texte sans équivoque sur le hors-norme, le droit à la différence et la bêtise collective qui peut conduire au lynchage. Cette question de la norme va même au-delà de la simple question de la sexualité puisque le lynchage par les villageois n’est pas sans rappeler les lynchages racistes perpétrés par le Ku Klux Klan jusque dans les années 1930.
L’une des scènes les plus fameuses du film conduit le monstre dans la maison d’un ermite aveugle. Celui-ci, coupé du reste de la civilisation, l’accueille à bras ouverts puisqu’il ne « voit » pas sa différence. Il l’héberge, le nourrit et lui apprend les rudiments de la communication. Sa totale dévotion conduit même la créature à faire preuve d’une sensibilité inattendue en versant quelques larmes. Mais surtout, il y a cette fameuse scène pendant laquelle l’ermite s’effondre sur le corps de la créature étendue sur le lit. Le plan choisi par James Whale est d’une grande ambiguïté (on peut croire que les deux hommes se livrent à un acte sexuel) au point que le caméraman de l’époque avait tenté de mettre en garde le réalisateur contre les foudres de la censure.
Le sous-texte homosexuel se prolonge jusque dans le rapport que Frankenstein entretient avec sa créature. Parce qu’il voulait créer un autre « lui » plus puissant (et donc plus viril) dans le premier épisode, il tente aujourd’hui de se raviser en assumant un engagement qu’il peine à tenir auprès de sa promise. Celle-ci enlevée, Frankenstein se retrouve de nouveau à la marge en ne pouvant plus concrétiser son hétérosexualité. Il est prisonnier de son alter ego monstrueux. Le seul moyen pour lui de rentrer dans la norme est donc de créer une autre créature (une femme cette fois-ci) afin de corriger cette aberration (pas celle d’un être créé à partir de cadavres, mais bien celle d’être homosexuel). La fin – un happy-end imposé par les studios – ne suffit pas affaiblir la force du propos hautement subversif de ce réalisateur injustement tombé dans l’oubli dès les années 1940.