Première fiction de l’acteur Diego Luna présentée au dernier festival de Cannes, cette fable intimiste impose son charme espiègle et inquiétant, entre enjouement et sourde détresse. Luna, auteur en devenir ? Abel vaut déjà mieux qu’une promesse.
Rien de plus haïssable que l’expression « petit film ». « Abel ? Ah oui, c’est un joli petit film. » Voilà ce qu’on pouvait entendre en amont de la part de certains avertis cannois, avec cette nuance de sympathie affectée et légèrement condescendante, au sujet de la seconde (et non première) réalisation de Diego Luna, déjà auteur d’un documentaire sur le boxeur Julio César Chávez. Traduction : c’est mignon, bien fait, mais modeste (en termes de budget comme d’ambition), bref, « c’est pas La Soif du mal ».
Ah. C’est qu’il semble bien — désolé — qu’Abel excède le cadre assez convenu du « petit film à défendre », sorte d’équivalent pelliculé au café Max Havelaar labellisé commerce équitable, analgésique bienvenu et bon marché des consciences critiques. Et cela, pas seulement parce qu’il est l’œuvre d’une figure qu’on a appris à connaître ou qu’il a pour producteurs exécutifs John Malkovich et l’ami Bernal, mais en premier lieu par son sujet.
Abel, neuf ans, vient de passer deux années dans un institut médical, obstinément mutique depuis que son père s’est évanoui dans la nature. À peine revenu au sein du foyer, voici qu’avec un aplomb et une obstination tout infantiles, le garçon se met à régenter la famille, endossant le rôle patriarcal et versant dans l’Œdipe avec une innocence confondante, admonestant sa grande sœur, encourageant son petit frère (son frère dans la vie, excellent choix, comme pour l’ensemble du casting). Trop heureux qu’il ait enfin retrouvé la parole et histoire qu’il ne se massacre pas de nouveau le poing en cognant le mur, ces derniers n’osent contrarier l’apprenti pater familias et lui faire remarquer l’incongruité de son comportement, mi-amusant mi-dérangeant. Là-dessus, le padre prodigue refait son apparition — le malaise est publié.
Sur ce canevas tout sauf éculé, dessinant par touches un arrière-plan social ravagé par l’exode des hommes vers la terre promise américaine, Luna brode avec habileté le motif de l’enfance mutilée, et de cette forme particulière de la démence qu’est la lubie, particulièrement chez un garçonnet (impressionnant Christopher Ruíz-Esparza) qui ne sait exprimer sa peine et sa colère, oscillant entre refoulement, comportement morbide et explosion. La placidité névrotique d’Abel fait donc sourire, mais le gouffre qu’elle recouvre est abyssal. L’inévitable heurt entre la réalité et sa délirante lecture culmine lors d’une scène qui rappelle à ceux qui pensaient encore assister à une douce élégie la violence souterraine (ou pas) qui innerve le film. Défilent sans pompe le trouble d’une folie d’enfant, l’abandon, la douleur, le refus… On aurait donc tort de ne pas prêter attention à l’ampleur du drame qui parcourt la fable dépouillée, pour faire soudain voler en éclats l’inconfortable (dés)équilibre familial. Abel lui-même écoute intensément, impassible, et c’est cela qui se révèle au départ le plus troublant, plus encore que ses discours d’adulte, enfantillage paradoxal substitué aux jeux de l’enfance, ou sa main bandée.
On en vient au traitement appliqué par le réalisateur, d’une délicatesse à la mesure de celle qui caractérise souvent ses interprétations (dans Mister Lonely, par exemple), mais qu’on aurait tort d’interpréter comme une modestie de pied tendre. Modeste, le film ne peut sembler l’être, outre le fait qu’il se met à hauteur de son protagoniste, que parce que le jeune cinéaste démontre une certaine conscience des limites à se donner pour l’instant (lui qui a engagé un coscénariste pour l’aider à structurer), sans pour autant rogner les ailes d’une ambition par définition tout sauf modeste ou réduire l’importance de ce qu’il entend dire ; puis, parce que chacun de ses cadres (beauté classique du Scope), de ses mouvements de caméra, de ses éclairages ont l’allure d’une amorce, préoccupée d’abord de suggérer la liberté laissée au regard. Comme au théâtre, Luna a voulu « que le spectateur puisse choisir ce qu’il veut regarder à l’intérieur de chaque plan », qu’ainsi le « film soit le reflet de la manière dont Abel affecte les gens autour de lui ». Travaillé par des leitmotive, des échos (ces lumières qui disjonctent), Abel a la grâce simple d’une œuvre à la fois spontanée et pensée, Œdipe prenant ses quartiers chez les déclassés mexicains. « Et si on s’était toujours trompé sur la pièce, et qu’en fait Hamlet tue son père parce qu’il aime sa mère et qu’il accuse ensuite son oncle ?», demanda un jour le réalisateur, orphelin de mère, à son père, après une représentation de la pièce de Shakespeare.
Qu’on vienne nous dire, ensuite, qu’en touchant ainsi à la singulière et incurable aliénation d’un enfant fou de douleur, Abel n’est pas un film ambitieux, n’est qu’un mignon petit film, ou qu’en prenant pour horizon ce genre d’étude, son réalisateur fait des premiers pas raisonnablement timorés. Au bout du compte, certains seront peut-être tentés de tracer un parallèle entre cet enfant qui se mue en patriarche et l’acteur passant réalisateur, comme si ce dernier agissait par dérision attendrie de sa propre ambition. Analogie tentante — mais il ne faut pas toujours céder à la tentation. Les « films d’acteurs » suscitent toujours la même interrogation, qu’ils soient réussis ou non : divertissement d’interprète, ou prémices d’une œuvre de cinéaste ? Un jour, Abel sera grand, on l’espère. Et peut-être s’agacera-t-on des « grands films » proclamés…