Agnes, qui se meurt d’un cancer de l’utérus, est accompagnée dans son agonie par ses deux sœurs, Maria et Karin, ainsi que par sa domestique Anna. Cette confrontation à la douleur et à la mort se mue peu à peu en une véritable épreuve spirituelle, à mesure que les crises vécues par la protagoniste mettent à nu l’impuissance de ses sœurs devant son tourment, Anna s’avérant la seule à lui porter secours…
Cris et chuchotements, point culminant dans la filmographie de Bergman, livre une exploration troublante des méandres de la souffrance humaine et du lien étroit que celle-ci entretient avec la mort et la transcendance. En filmant la longue agonie d’Agnes et son impact sur ces trois femmes, le cinéaste interroge avec une force renouvelée l’un des thèmes décisifs de son œuvre, celui de la compassion (au sens étymologique du terme, com-patire : souffrir avec) comme partage de la souffrance par lequel une rédemption peut advenir.
Connaissance par les entrailles
Le film se construit à travers un quadruple portrait mettant en scène, parallèlement à l’intrigue, un épisode du passé de chaque protagoniste, passé traumatique que le face-à-face avec la douleur et la mort vient réveiller. On découvre ainsi l’amour d’Agnes pour une mère distante, la relation adultère entre Maria et le docteur de famille, suivie par la tentative de suicide de son mari ; la résolution extrême avec laquelle Karin, refusant toute forme de toucher, se mutile le sexe pour échapper à ses « devoirs conjugaux », enfin le rêve final d’Anna dans lequel Agnes, pourtant déjà morte, demande une dernière fois le réconfort de ses sœurs. La psychologie se mêle à l’allégorie, dans la mesure où ces femmes incarnent également vertus et vices : le contentement, le sacrifice et l’humilité pour Agnes et Anna, l’affectation et l’insensibilité pour Maria, enfin la lucidité impitoyable et le refus puritain de la chair pour Karin.
Chacune des protagonistes se retrouve confrontée à l’épreuve maîtresse de la souffrance, ou mieux, de la souffrance charnelle. Car derrière l’intériorité psychique, déjà objet du questionnement de Persona, c’est l’intériorité physique qui hante le film et ses protagonistes. On évoquera bien sûr le moment où Maria se retrouve pétrifiée d’horreur devant la tentative de suicide de son époux, qui, après s’être enfoncé un stylet dans le ventre, l’appelle à l’aide. Mais avant tout, c’est de l’intériorité féminine qu’il est question ici : celle de l’utérus d’Agnes attaqué par le cancer, du sexe mutilé de Karin, des pièces aux parois rouges où évoluent ces femmes (les sœurs veillent dans la pièce adjacente à celle d’Agnes, séparées d’elles par une tenture rouge…), des cris jaillissant soudain des entrailles. D’où une forme de stérilité, de vide intime qui fait du toucher le vecteur cristallisant les interactions et tensions entre protagonistes. Ainsi Maria cherche-t-elle avidement les caresses du docteur, ainsi Karin se mutile-t-elle à l’inverse pour éviter le contact avec son mari, toutes deux s’avérant incapables d’étreindre leur sœur afin de l’apaiser. Anna en revanche, témoigne de sa fécondité dans un sens littéral, au moment où elle étreint Agnes : à mesure que la robe de chambre de la domestique se défait, la vision des deux femmes se mue en une Pietà où celle-ci donne le sein à la mourante, vision d’autant plus troublante qu’Anna est mère d’une petite fille décédée.
Du corps au masque : le jeu d’acteur à l’extrême
Dans ces visions, la complexité d’une condition féminine éprouvée aussi bien physiquement que spirituellement se révèle. C’est sans doute la raison pour laquelle les contemporains de Bergman louèrent son talent de fin connaisseur de « la psychologie des femmes » : si l’éloge apparaît daté (pour employer un euphémisme), il est cependant vrai que l’attention du cinéaste est toute entière occupée par ses personnages féminins. C’est donc moins dans ce que le film dit que dans ce que ses protagonistes laissent voir, par une performance d’acteurs relevant du véritable tour de force, que réside la pertinence de sa mise en scène.
Les protagonistes apparaissent comme le creuset où des forces contradictoires se déchirent. Le portrait des deux sœurs en fournit l’illustration : on y voit d’une part le besoin enfantin de tendresse de Maria, qui masque son égoïsme, et d’autre part la froideur et la retenue glaciales de Karin, qui cède par moments devant son intime fragilité et devant la douleur qui la ronge. Le visage assume toutes ces déformations, poussant l’expressivité au paroxysme, devenant masque : masque au sourire trompeur chez Maria (en témoigne une scène mémorable où le docteur, son amant, souligne la plissure de ses lèvres en l’imputant à ses sourires feints), masque tragique d’Agnes défigurée par la douleur, masque glacial de Karin libérant soudain la culpabilité qui l’anime par des hurlements.
Le cri et sa résonnance
Le cri, la contorsion : voilà l’essentiel de cette souffrance que Bergman filme avec une lucidité éprouvante, entraînant le spectateur dans l’agonie de ses personnages. Mais le râle n’est aussi fort que parce qu’il brise le cadre faussement rassurant où il s’inscrit. Les premières minutes du film en fournissent l’illustration : après une vision idyllique de la campagne entourant la villa, de nombreux plans rapprochés s’arrêtent sur les horloges de la maison, qui rythment la scène d’un tic-tac silencieux et apaisant. Le tic-tac s’efface alors devant la première respiration d’Agnes, râle d’agonie qui suffit à témoigner de la douleur de son réveil. Le passage du temps, le rêve, la confrontation à la mort : autant de leitmotivs bergmaniens depuis Les Fraises sauvages qui atteignent un pic d’intensité avec ce premier souffle.
Ainsi la mise en scène subvertit-elle systématiquement l’espace bourgeois et son ordre apparent : en l’ouvrant soudain par une vue de chambres en enfilade, en insistant sur la place aléatoire des objets pour créer un sentiment d’instabilité, en le fragmentant par la présence de multiples miroirs. C’est ce qui transparaît de la scène où Karin se change dans une pièce remplie de miroirs dont les multiples réfractions dévoilent, derrière la cohérence du rituel bourgeois, la fragmentation de sa personne, prémices à la mutilation par laquelle elle s’entaille pour échapper à son mari.
Malgré ce qu’on pourrait croire, donc, rien n’est à sa place dans ce film qui, par la beauté de ses décors et de sa composition, semble dérouler une suite de tableaux vivants. Bergman déjoue le pittoresque de ces moments de vie – comme il le fera dans Scènes de la vie conjugale quelques années plus tard – pour mieux en montrer l’arrière-fond tragique. Car si Cris et chuchotements est profondément et authentiquement pictural, c’est moins par son esthétique du tableau et de la lumière naturelle que par le choix des fondus au rouge qui rythment la mise en scène. Dévorant le blanc de l’innocence et le noir du deuil, ce rouge – couleur-affect de la souffrance – se répand d’une scène à l’autre et d’une pièce à une autre, tâchant les parois, le décor et la psyché des personnages. La demeure bourgeoise, tableau idyllique, lieu du calme et des chuchotements, se dissipe dans la brutalité du rouge et la virulence des cris.