Les « années folles » ne sont pas seulement celles de l’Âge du Jazz et de l’effervescence des soirées enfumées où s’échauffent, de leurs mains gantées, les fameuses flappers. Ce sont aussi celles qui voient naître la Génération Perdue, courant littéraire marqué par un sentiment de déclin qui s’exprime depuis la fin de la Grande Guerre. Parmi ses chefs de file, Ernest Hemingway, qui publie en 1929 son deuxième roman, L’Adieu aux armes, manifeste générationnel. Trois ans plus tard, Frank Borzage porte à l’écran ce mélodrame remployant les lieux communs de son cinéma : l’histoire de deux amants aux prises avec la société ; Catherine Barkley (Helen Hayes), une infirmière, et Frédéric Henry (Gary Cooper), un ambulancier américain de l’armée italienne. S’il souffre de la comparaison avec sa trilogie, L’Heure suprême en 1927, L’Ange de la rue en 1928, et L’Isolé en 1929, période d’intense création artistique et sommets du cinéma muet (le duo Cooper/Hayes n’égalant pas celui de Gaynor/Farrell), il n’en demeure pas moins intéressant à appréhender, faisant montre d’une virtuosité sans précédent sur le plan formel, tout en renouvelant la romance par touches avant-gardistes.
Désir et transgression
Dès le départ, le cinéaste insinue l’idée d’un bonheur éphémère, qui présage d’une destinée tragique. Les premières rencontres de Frédéric et Catherine sont modelées comme des rêveries dignes de conte de fées, caractérisées par l’atmosphère bucolique, la végétation foisonnante et les amants noyés dans leur propre candeur. Ces moments d’allégresse sont les points de départ d’un dysfonctionnement, leurs caresses étant interrompues tantôt par le bruit des bombes, tantôt par l’apparition brusque d’une tierce personne dans le cadre, ébréchant leur synergie en passant de gros plans intimistes à des canevas plus élargis. L’amour étant dépeint comme une chimère, comme quelque chose d’inatteignable, le romantisme exacerbé se justifie dès lors parfaitement. À d’autres moments, il est plus difficile à apprécier, à l’image de la séquence finale qui souffre d’un lyrisme accru par l’utilisation extradiégétique de Tristan et Isolde de Wagner : si L’Adieu aux armes procède d’une dialectique d’amour et de mort, l’intensité émotionnelle de la scène fait qu’elle se suffit à elle-même.
Par ses multiples audaces, le long-métrage s’impose comme une déconstruction du genre. Au premier rendez-vous, Catherine succombe à Frédéric, et bien que l’acte sexuel soit occulté par un fondu au noir, l’éclatement d’un tel tabou est alors inédit. Le noyau amoureux échappe continuellement à l’image que l’on se fait du couple dans les années 1910 et multiplie les gestes de défiance : contre la société, ignorant les exhortations d’Helen et Rinaldi (respectivement, l’amie de Catherine et le collègue de Frédéric) qui s’indignent de leur mépris des conventions sociales ; puis contre la religion, défiant un prêtre de leur donner le sacrement du mariage. Malheureusement (c’est là le mélodrame), ils se voient condamnés depuis le début. Rinaldi manigance le transfert de Catherine à Milan, puis intercepte les lettres des amants, signant leur arrêt de mort ; une mise à l’index d’autant plus apparente que les lettres rejetées sont revêtues du cachet « CENSURATA », rappelant combien leur amour est désavoué.
Cette lutte permanente donne pourtant naissance à des miracles qui triomphent de l’adversité, palliant les blessures de guerre de Frédéric (qui bénéficie de l’affection de sa compagne), et transfigurant la mort par un mariage posthume. À la dernière scène, Catherine, parée de blanc, expire dans les bras de son compagnon qui la porte jusqu’à une grande baie vitrée, comme s’il la menait à l’autel. Inondés de lumière, ils s’effacent derrière une église et le son des cloches, à la manière d’une ultime bénédiction.
Prouesses visuelles
Le savoir-faire du cinéaste atteint son apogée à deux séquences bien distinctes : 1) lorsque Frédéric, blessé, est ramené en brancard à l’hôpital où officie Catherine, le maniement dudit brancard en caméra subjective engendrant un travelling qui se conclut sur le visage effondré de l’être aimé (la vue subjective accentuant un peu plus son désarroi), 2) Vers la fin du film, sous la forme d’une longue séquence au souffle épique, musicale et délestée de tout dialogue, comme résurgence de son cinéma muet. Jusque-là, la triste réalité de la guerre ne s’exprimait que par le bruit des bombes, ou les éclairs illuminant le ciel. Lorsque Frédéric déserte pour rejoindre Catherine (n’ayant plus de nouvelles d’elle depuis l’arrêt des lettres), sa longue marche aux côtés d’autres soldats exsude de victimes agonisantes. L’intensité de la séquence s’impose d’autant plus que Borzage procède d’une logique de retardement. Nonobstant, les mécanismes de mise en scène ne sont pas sans défaut, certains s’étirant même jusqu’à l’épuisement : l’usage obstiné du surcadrage frôle le copier-coller de certains plans de L’Heure suprême (par exemple, une chambre en étage élevé par laquelle l’on observe, à l’horizon, le détail de la ville). Mais, deux ans avant l’établissement définitif du Code Hays (en juillet 1934), L’Adieu aux armes apparaît comme un long-métrage qui, s’il ne parvient à charmer totalement, s’insère parfaitement dans la filmographie du réalisateur, demeurant novateur à tous points de vue.