L’édition inédite des plus beaux films de Frank Borzage au sein d’un même coffret n’est pas sans rappeler l’excitation qui fut la nôtre lorsque Carlotta dévoilait en 2008 le magnifique travail éditorial accompli pour le premier coffret DVD consacré à Douglas Sirk. En plus des trois splendeurs que sont L’Heure suprême (1927), L’Ange de la rue (1928) et Lucky Star (1929), tous parfaitement restaurés pour l’occasion, l’édition propose un nombre de bonus impressionnants, allant d’un long enregistrement audio du réalisateur aux entretiens d’Hervé Dumont, historien du cinéma spécialiste de Borzage, en passant par les 54 minutes restantes de La Femme au corbeau, film déclaré perdu pendant de trop nombreuses années.
Un homme sous influences
Né en 1893 et décédé en 1962, Frank Borzage fait partie de ces réalisateurs américains dont on a souvent entendu le nom prononcé mais qu’on peine à rapprocher d’œuvres fortes, le condamnant très injustement au rang de metteurs en scène à qui l’histoire du cinéma et les années passant n’ont pas donné raison. Pourtant, on ne le sait que trop : la mémoire collective n’est pas un critère infaillible pour déterminer qui a le mérite de pouvoir siéger au panthéon des réalisateurs regrettés. Douglas Sirk en fit les frais pendant plusieurs décennies avant qu’une rétrospective à la Cinémathèque dans les années 1980 n’éclaire différemment son œuvre. Frank Borzage s’inscrit très probablement dans cette lignée, bien qu’il ait réalisé plus de soixante-dix films entre 1915 et 1961. Si sa carrière couvre des étapes clés à Hollywood (l’apogée du cinéma muet dans les années 1920, la transition avec le parlant entre 1927 et 1930, l’Âge d’Or hollywoodien dans les années 1940 et 1950), ses films les plus marquants se sont essentiellement concentrés sur quelques courtes années, à la grande différence de John Ford, Ernst Lubitsch ou encore King Vidor qui ont su outrepasser les bouleversements de l’industrie cinématographique pour proposer un nombre toujours plus conséquent de chefs-d’œuvre. Pour Borzage, la période faste débute très certainement en 1927 avec le magnifique L’Heure suprême, connu aussi sous les noms de Septième ciel ou Seventh Heaven (son titre original), qui lui permet de remporter le premier Oscar de l’histoire du meilleur réalisateur. Si le passage définitif au parlant ne met pas fin à la reconnaissance de ses pairs (il remporte à nouveau l’Oscar du meilleur réalisateur avec Bad Girl en 1931), les années 1930 sonnent la marque d’un léger déclin qui s’accentuera très nettement la décennie suivante. Parmi la vingtaine de films qu’il réalisa entre la crise de 1929 et le début de la Seconde Guerre mondiale, on retiendra surtout sa splendide et audacieuse adaptation de L’Adieu aux armes (1932) ou encore le mélodrame de circonstances Trois camarades (1938), dépeignant en ces temps instables le retour du front de trois amis.
Mais ce qui a probablement le plus nui à la légende Borzage est peut-être les influences dont il s’est très largement imprégné et qu’il a largement revendiquées, le privant peut-être d’une aura de précurseur alors que sa touche était tout autant incontestable. Certes, on a pu noter qu’Ernst Lubitsch avait très clairement pu influencer la délicieuse réussite de Désir (1936), mais c’est surtout F.W. Murnau qui a considérablement marqué la manière dont Borzage envisageait le cinéma. Fraîchement exilé, le réalisateur allemand entamait son premier chantier hollywoodien en 1927 : L’Aurore. Tourné quelques semaines avant L’Heure suprême, le film offrait à la très jeune Janet Gaynor son premier très grand rôle, avant que Borzage ne l’engage pour ses trois projets suivants. Au-delà du lien entre les deux films créé par l’actrice, les films présentent de nombreuses similitudes sur le plan esthétique et il n’est pas surprenant d’apprendre dans les bonus que les deux réalisateurs se rendaient visite sur leurs tournages respectifs, Murnau déclarant même qu’il aurait souhaité réaliser L’Heure suprême tandis que Borzage enviait à son confrère l’éclatante réussite de ce qui allait devenir l’un des plus grands mélodrames de l’histoire du cinéma. Si L’Aurore a en effet marqué plus durablement la cinéphilie, L’Heure suprême n’a par contre pas à rougir de la comparaison, d’autant plus que le message d’espoir fou délivré par le film à une période où les Américains ressentaient les prémices d’une des plus graves crises économiques, l’a élevé au rang d’œuvre phare, à l’image de La vie est belle de Frank Capra réalisé près de vingt ans plus tard. En 1929, le splendide Lucky Star allait de fait provoquer le même engouement populaire.
Pour ces trois films aujourd’hui rassemblés au sein d’un même coffret, on ne peut que ressentir l’influence de l’expressionnisme allemand sur le travail de Borzage (comme sur l’ensemble de la production américaine d’alors, l’immigration des talents européens à Hollywood étant massive). Celui dont on dit que L’Ange de la rue était le plus allemand des films américains a effectivement accordé une place prépondérante aux décors et aux réalismes des accents tout en insistant sur un dépouillement toujours propice à un incessant jeu sur les clairs-obscurs. Même si L’Heure suprême et L’Ange de la rue ne prennent pas pour cadre une ville allemande (le premier se déroule à Paris, le second à Naples), la reconstitution fidèle de ces villes en studio à Los Angeles permet au décorateur de leur conférer une dimension faustienne où les personnages, malmenés par une existence faite de détresse et de misère sociale, seront continuellement tiraillés, amenés à se dépasser afin d’atteindre un absolu susceptible de transcender la dichotomie bien/mal. C’est donc avec un sens du détail impressionnant que les décors ont été construits. Disposant de budgets colossaux, le décorateur attitré de Borzage a reconstitué pour L’Heure suprême le Paris populaire de 1914, entre réalisme (les petites ruelles sombres et arpentées aux abords de Montmartre) et artifice assumé (les décors n’ont pas pour autre vocation que de renforcer le romanesque de l’histoire). Pour L’Ange de la rue, Naples perd toute sa dimension méditerranéenne pour devenir une ville brumeuse et obscure, condamnant les personnages à errer tels des insectes, écrasés par la massivité des blocs d’immeubles et la pauvreté manifeste des rues/escaliers qu’ils arpentent. À partir de La Femme au corbeau puis de Lucky Star, le réalisateur quitte la ville qui avait tant inspiré Murnau pour se saisir de la rudesse du milieu rural afin de mieux figurer la solitude de ses personnages. On l’aura compris, chez Borzage, l’environnement est déterminant et le réalisateur apporte une attention toute particulière à la représentation sociale de ses personnages. C’est probablement ce qui fut la recette de son succès en cette période de troubles économiques (et politiques) tant il s’attachait à mettre en scène les classes populaires avec une vraisemblance certaine, trouvant à chaque fois un équilibre aussi fragile que magique entre modestie de ses personnages et une propension à un romanesque flamboyant.
Une époque charnière
Les quatre films du coffret sont d’autant plus intéressants à (re)découvrir qu’ils se situent à une période charnière. L’arrivée sur les écrans du premier film dit parlant en 1927, Le Chanteur de jazz, change littéralement la donne à Hollywood. En quelques années seulement, quelques réalisateurs et de nombreux acteurs pourtant adulés du public vont disparaître des écrans, incapables de s’adapter aux nouvelles règles de jeu et de mise en scène induites par la nouvelle utilisation du son, laissant place à toute une autre génération d’artistes. Frank Borzage passe le cap sans la moindre embûche, ce qui n’a en soi rien de très étonnant lorsqu’on examine la modernité avec laquelle ses films entre 1927 et 1929 sont mis en scène. Dans L’Heure suprême, par exemple, même si le film ne bénéficie d’aucun enregistrement sonore direct, il est bluffant de voir comment le réalisateur crée un savant jeu entre l’image et la musique, utilisant littéralement les sifflotements de la bande-son comme moyen de communion (traduit à l’image par un champ/contrechamp) entre les deux amants séparés qui s’aiment plus que de raison. Plus qu’un simple balbutiement expérimental, il y a là une véritable réflexion sur la manière d’articuler le son dans le montage de plusieurs plans, créant de fait une émotion qui n’aurait pu être traduite uniquement par l’association d’images. Mais la contrainte technique semblait plutôt stimuler le réalisateur, jamais avare d’expérimentations de toutes sortes. Alors que le matériel de l’époque, très lourd et peu mobile, condamnait souvent les films à n’être constitués que de plans fixes, Borzage n’hésite pas à multiplier les travellings avants et arrières (dont certains en plongée) dans L’Heure suprême ou encore à utiliser les panneaux latéraux dans L’Ange de la rue pour mieux traduire la menace exercée par les décors, ce qui donne à ces deux films une dimension très moderne. Quelques années plus tard, la réalisateur étonne encore, notamment dans L’Adieu aux armes, où le retour du front du soldat blessé est entièrement filmé en caméra subjective.
Mais l’une des grandes révolutions de Borzage repose très certainement sur la direction d’acteur. Alors que ces derniers n’ont pas encore de dialogues sur lesquels se reposer pour faire exister leurs personnages, le réalisateur réfute le choix de la sur-expressivité, exigeant de ces acteurs une propension à la retenue finalement assez peu commune à l’époque. Dans L’Heure suprême, L’Ange de la rue et Lucky Star, il fait appel au même couple d’acteurs vedettes, la jeune Janet Gaynor et le bellâtre Charles Farrell, alors tous deux inconnus du grand public. À la différence des stars féminines de l’époque (comme par exemple Gloria Swanson ou Joan Crawford, alors pressentie pour jouer dans L’Heure suprême), Janet Gaynor est une jeune femme frêle au visage d’enfant, très éloignée des vamps dont le maquillage outrancier amenait à toute une gamme de jeu. Mais cela n’intéresse manifestement pas vraiment Borzage qui ne mettra en scène une vamp que dans La Femme au corbeau (avec l’actrice Mary Duncan, qui apparaîtra la même année dans City Girl de… Murnau !) durant cette période. Dans les trois autres films, la finesse de jeu de Janet Gaynor repose avant tout sur la force de son regard doux et mélancolique. Pour le relayer, Borzage articule un véritable espace de séduction entre les deux personnages isolés par le biais de champs/contrechamps jamais hasardeux. Lucky Star en est probablement la plus belle démonstration tant les enjeux entre l’homme handicapé et la petite sauvageonne reposent sur cette capacité à surmonter les obstacles physiques qui les séparent. À travers ces quelques films, Borzage se caractérise avant tout comme un cinéaste de l’humain, captant avec une finesse assez déconcertante l’ambivalence des sentiments qui animent chaque personnage. Dans L’Heure suprême, Diane est battue par sa sœur et trouve refuge auprès de Chico, modeste égoutier idéaliste, qui va progressivement succomber à la tendresse que lui inspire cette jeune femme démunie. Dans L’Ange de la rue, Angela tente de se prostituer pour espérer soigner sa mère mourante et est finalement recueillie par Gino dont elle tombe amoureuse. Rattrapée par la justice qui la somme de purger une peine, elle passe une dernière heure de bonheur avec son amant qui ignore tout de l’échéance. Cette scène, la plus fameuse du film, ne repose que sur la manière dont le réalisateur capte les moindres expressions de son actrice fétiche, capable de passer avec une aisance déconcertante du rire aux larmes, de construire – sans la moindre ligne de dialogues joués – d’innombrables ponts entre son amant et elle, entre leur histoire passée et leur avenir condamné. Et c’est cette même humanité qui transfigure le doux visage de Mary dans Lucky Star lorsque, pour ne pas contrarier les directives de sa mère qui lui interdit de rendre visite à l’homme handicapé dont elle s’est entichée, elle accepte simplement de dîner sur le pas de porte, laissant apparaître grâce à de subtils jeux de regard l’amour infini qu’elle lui porte.
L’amour fou mène à toutes les transgressions
À une époque où l’école surréaliste parisienne créait des correspondances entre leurs théories sur l’existence et d’autres formes d’expression artistique, le cinéma de Frank Borzage trouvait un écho tout particulier. En effet, les quatre films présentés dans le coffret sont de parfaites illustrations de ce qu’était l’amour fou pour les surréalistes, capable de transfigurer la réalité la plus sordide. Dans Lucky Star, l’amour que l’homme handicapé porte à la jeune femme — promise à un autre — l’amène à retrouver progressivement l’usage de ses jambes lourdement meurtries pendant la guerre, faisant fi de toute vraisemblance scientifique. Dans L’Ange de la rue, la condamnation à un an de prison d’Angela n’entame en rien les sentiments qui la lie à Gino, rappelant les magnifiques apartés surréalistes de Peter Ibbetson d’Henry Hathaway. Dans La Femme au corbeau, alors qu’on lui ramène son amant mort de froid, Rosalee s’évertue à le ranimer en se frottant contre lui, parvenant contre toute attente à le ressusciter alors que tout concordait à penser que l’homme était mort. Mais la plus belle parabole sur l’amour fou reste très certainement celle de L’Heure suprême. D’emblée, le jeune couple composé de Chico et Diane vit son histoire d’amour à l’écart du monde réel. Il faut voir cette scène pendant laquelle le jeune homme conduit son amie à son appartement, gravissant un à un les étages qui les séparent du commun des mortels. Perchés au septième étage, blotti dans un modeste appartement sous les toits, le couple d’amoureux rompt l’équilibre du film en posant la verticalité au centre même du récit. Ils dominent depuis ce nid tutoyant les étoiles le morne Paris duquel Diane a été arrachée. Ensemble, ils vivent une passion romantique mais seront rapidement rattrapés par la réalité de la Première guerre mondiale, fraîchement déclarée, pour laquelle Chico doit s’engager. Il finit par quitter sa promise dans un déchirement digne des plus beaux mélodrames d’après-guerre. Pour surmonter la séparation, le couple se donne rendez-vous chaque jour à onze heures du matin par communion de pensées. Ce qui aurait pu paraître totalement abscons dans un scénario se transforme ici en une succession de scènes d’une beauté sidérante où la force des sentiments semble avoir raison de toute séparation physique. Et peu importe si la résurrection de Chico pourtant déclaré mort retire tout réalisme à cette histoire : seule la force des sentiments compte et redétermine la réalité de notre monde.
Cette représentation de l’amour fou serait évidemment incomplète s’il n’y avait pas de la part de Frank Borzage une propension à la transgression. Le romantisme ici n’a jamais rien de niais et est toujours guidé par un véritable désir sexuel. Le ton est donné dès les premières minutes de L’Heure suprême : Chico, travaillant dans les égouts de Paris, lève les yeux vers le ciel dans l’espoir de devenir un laveur de rue alors qu’au même moment, une femme vêtue d’une robe passe sur la bouche d’égout. Le désir est source d’élévation, offrant une interprétation sexuelle ou simplement romantique. Dans Lucky Star, l’homme handicapé met longtemps avant de s’avouer qu’il est tiraillé de désirs pour la sauvageonne qui lui rend visite depuis plusieurs semaines. Dans une scène d’une intense sensualité, il décide de lui laver ses cheveux, usant pour cela d’une quantité impressionnante d’œufs. Dans l’élan, il constate que son cou est sale et lui demande de se déshabiller pour la laver avant de se rappeler que la jeune femme a presque 18 ans, faisant d’elle un être sexué capable de désir. Sans s’offusquer, celle-ci se retire afin se dévêtir un peu plus loin pour se laver dans la rivière, à l’abri des regards… même si la vue reste imprenable. Et si dans L’Ange de la rue, la question de la prostitution est abordée sans ambigüité (ce qui valut une interdiction de diffusion du film dans l’Italie de Mussolini), c’est probablement La Femme au corbeau qui valut à Borzage la réputation de réalisateur transgressif. Même si la censure n’était pas aussi lourde que dans les années 1930 et 1940, ce film partiellement sauvé d’une détérioration irréversible est un trésor d’érotisme. Quelques années avant la série des Tarzan, le corps masculin y est érotisé, presque montré dans sa plus grande vulnérabilité. Mais surtout, le clou du spectacle reste probablement une scène presque intacte – car retirée du montage définitif et donc préservée de l’usure – pendant laquelle la jeune femme somme l’homme qu’elle veut séduire de poser une main sur son sein pour sentir battre son cœur. Évidemment, la scène ne s’arrête pas en si bon chemin et devient prétexte à un rapprochement physique entre les deux personnages qui transgresse alors toutes les règles induites par le puritanisme de l’époque.
Les raisons ne manquent donc pas de découvrir aujourd’hui ces films restés difficilement visibles pendant trop longtemps. Le soin apporté par Carlotta dans l’édition de ce coffret est une nouvelle fois à saluer. Outre le packaging et le somptueux livret de photos illustrant les différents films, les bonus sont très nombreux et permettent d’accompagner le spectateur dans la lecture de ces films. Supervisé par l’historien Hervé Dumont (qui propose même un accompagnement sonore pour La Femme au corbeau, ce qui contrebalance la disparitions de bobines entières), le coffret offre une approche véritablement ludique tout en témoignant d’une véritable passion pour le cinéma. Frank Borzage n’en méritait pas moins.