Après ce Désir, qui date de 1936, il restera à Frank Borzage vingt-quatre films à réaliser – dont une belle poignée de chefs-d’œuvre, de Trois camarades (1938) au Fils du pendu (1948), en passant par The Mortal Storm (1940) – avant de clore définitivement sa carrière. Cette aimable comédie sophistiquée ressemble, à ce titre, si peu à son œuvre précédente (peinture de couples modestes et idéalisation de l’amour) qu’on soupçonne son producteur Ernst Lubitsch, alors directeur des studios Paramount, d’y avoir fourré plus que le bout de son nez. On peut, à la rigueur, y trouver une inflexion dans la carrière de Borzage, l’amorce d’un lâcher-prise, augurant d’une période de moindre créativité (loin d’être inintéressante pour autant). Cependant, Désir témoigne pour son compte d’une heureuse synthèse entre ces deux esprits. Il marie habilement leurs qualités respectives sans toutefois les porter à ébullition.
Encore une affaire de collier. Ici, il s’agit d’un bel enfilage de perles, « les larmes d’une sirène » comme le décrit un joaillier dodu à une Marlene Dietrich louche, forcément louche. Comme il vaut une somme faramineuse, il va falloir, à défaut d’argent, un considérable talent d’illusionniste pour se l’approprier – et le conserver. Or, Marlene est dotée d’un charme considérable, c’est bien connu, un charme à l’européenne (lubitschien), maître des artifices, aussi sophistiqué que vénéneux. Elle monte donc un quiproquo délicieux entre le joaillier et un célèbre psychanalyste, se faisant passer auprès de chacun pour la femme de l’autre. Elle ramasse le collier et s’enfuit pour l’Espagne. Dans sa course folle, elle croise la route de Tom Bradley – interprété par un Gary Cooper qui ne manque pas non plus de charme, un charme à l’américaine (borzagéen), « franc du collier », aussi naïf que sûr de lui – ingénieur automobile en vacances dans la veste duquel elle glisse subrepticement le collier lors d’un houleux passage en douane. Le genre de geste « provisoire » qui lie indéfectiblement deux destinées, marquant ici les secondes et dernières retrouvailles du couple Dietrich-Cooper après le magique Morocco de Josef von Sternberg.
Il est dans la nature savonneuse des colliers de comédie de ne pas tenir en place, de glisser de main en main. Le genre ne s’organise-t-il pas tout entier autour du transfert d’objet, dans une grande valse des désirs ? L’art du cinéaste consiste alors à faire passer l’objet – et avec lui toute la « valeur-désir » qui lui est attachée – d’un contenant à un autre contenant, physiquement séparés. Il ne s’agit, ni plus ni moins, que d’un tour de passe-passe, un truc d’illusionniste. En ce sens, la plus belle scène du film est peut-être celle où le complice de Marlene, prétendument oncle de cette prétendue comtesse de Beaupré, parvient à récupérer le collier reposant depuis la douane dans la veste de l’ingénieur. Pour cela, il exécute en bon prestidigitateur une série de tours, où il fait disparaître puis réapparaître plusieurs petits objets. En dernier lieu, il escamote sous les yeux de Cooper un faux collier de perles, accroché au cou de Marlene, et fait croire à son transfert dans la poche de ce dernier qui, étonné, lui restitue le vrai bijou. La comédie se joue sans cesse de ce type de vases communiquant. Dans ce système, il est bien évident le collier symbolise le désir tout entier, soit l’attirance vers un être pour ce qu’il représente, pour une valeur qui s’attache à lui mais le dépasse, pour un à-côté plus solide. C’est le sentiment qu’éprouve initialement Dietrich pour Cooper. Il s’oppose à l’amour coup de foudre, le love at first sight, attirance immédiate pour un système de signes assumé comme tel, pour le comble de l’illusion en ce qu’il rejoint une forme de vérité, l’image pure dans toute sa nudité. C’est le sentiment qu’éprouve Cooper pour Dietrich et que Dietrich va apprendre à apprivoiser.
Ainsi, le véritable sujet du film, plus que le désir, serait plutôt la séduction. Celle-ci consiste généralement à se faire passer pour ce que l’on n’est pas, à dissimuler sous des atours avantageux l’ignominie du désir, à savoir l’intérêt pulsant sous le sentiment. La séduction a un but et ce but, une valeur chiffrable, limitée. Sa honte tient à ce qu’elle se compare à l’illimité du sentiment. Séduire Cooper, dans un premier temps, c’est, pour Marlene, récupérer deux millions de francs. Que dissimule sa somptueuse architecture vestimentaire, renouvelée à chaque scène, si ce n’est ce besoin inavouable – inavouable parce que besoin – d’avaler des fortunes, d’escamoter, de voler ? Mais en même temps, la séduction est aussi une construction et, en cela, le fruit d’une expression. Si Marlene séduit Cooper, c’est bien parce qu’elle travaille intensément à son apparence, et ce dans le moindre détail ; que cette accumulation d’artifices, dans son assemblage de choix, en dit plus long sur elle qu’une tirade dégoulinante de sincérité. Dans ce sens, en ce qu’elle construit son image de ses mains, Marlene apparaît comme entièrement vraie. L’Américain, dans toute sa naïveté, l’a bien compris. Les artifices nous parlent directement de la matière qui les constitue. Poussés à leur comble, on ne trouve rien de plus direct, de plus matériel qu’eux.
Dès lors que le sentiment supplante le désir dans le cœur de Marlene, tout le film est tendu vers cette impudique mise à nu qu’exige la pleine expression de l’amour. Il lui faut exhiber à Cooper le fond hideux de ses actes : l’argent facile, la truanderie, le troc des sentiments, la prostitution de l’âme et du corps et, par-dessus tout, le vol. Quand finira-t-elle par lui avouer ? Comment va-t-il réagir ? Manoel de Oliveira nous a récemment rappelé, avec Singularités d’une jeune fille blonde, à quel point l’amour de l’homme survivait mal au larcin d’une femme, surtout quand il s’agit de produits de luxe. Il y a quelque chose d’infamant pour le mâle à se voir dérober la valeur dont il aimerait parer sa femelle. Quelque chose repose au fond de l’artifice qui ne se prend pas à la légère. Quelque chose de très sérieux. Si dévoiler son fond criminel sauve ici Marlene aux yeux de Cooper, c’est que l’aveu renvoie les deux êtres à un même dénuement, à la reconnaissance d’une solidarité de classe. Ils se découvrent finalement aussi peu possédants l’un que l’autre. La mise à nu, l’exhibition de sa propre nature, s’apparente donc littéralement, pour la fausse comtesse, à signer une reconnaissance de dettes. Cooper la conduira à solder ses comptes sur le terrain judiciaire, avant de l’embarquer pour « Motor Town », Detroit, sa ville d’origine, eux qui s’étaient rencontrés sur une panne de voiture.
Qu’un tel produit du tout-venant de l’industrie hollywoodienne des années 1930 – pas même l’un des meilleurs films de l’époque – puisse receler une telle richesse de discours sur la conversion des valeurs dans les rapports de séduction, voilà qui ne cessera jamais d’entraîner notre admiration.