Agent double fait partie d’un genre en soi, le film démocrate (ou assimilé) sur lequel flotte, encore et toujours, la bannière du 11 septembre 2001 ainsi qu’une critique de l’idéologie néo-conservatrice de l’administration Bush. Ou comment le FBI se concentrait sur l’espion d’une guerre gagnée pendant que se tramait une autre, toujours pas remportée à ce jour. S’il est difficile d’émettre de grands reproches, il l’est encore plus de s’emballer.
En 2002, avec Le Mystificateur, sa première réalisation, Billy Ray se penchait sur le cas de Stephen Glass, jeune journaliste à succès, affabulateur en chef, dont la plupart des articles s’avéraient basés sur des faits inexistants et des sources inventées. Agent double est aussi tiré d’une histoire vraie qui fit beaucoup de bruit en 2001, également une vertigineuse mystification. Cette histoire est celle de Robert Hanssen (Chris Cooper, le voisin homo refoulé et papa fascistoïde d’American Beauty), Vingt-cinq ans de services au FBI, dont vingt-deux ans à vendre secrets et renseignements à l’URSS puis à la Russie post-soviétique. Agent double refuse la saga d’un espion au long cours en se centrant uniquement sur les deux derniers mois de traque, lorsque le jeune Eric O’Neill (Ryan Philippe) est nommé assistant du traître afin de gagner sa confiance pour mieux le perdre.
Pour ce qui est du récit et du traitement des personnages, le film chemine avec toutes les conventions du polar. D’abord en ce qui concerne la relation entre le jeune O’Neill et le vieil ours Hanssen. Ce dernier, d’abord froid comme le sol de Sibérie, dégèle peu à peu et brise même la glace, une relation ambigüe se noue alors entre deux êtres travaillés chacun par leur lourde dualité : méfiance, affection, répulsion, respect, fascination… Cette évolution du rapport est amenée sans aucune finesse. De même, le vieux glaçon est un salaud mais aussi un être humain. Quant au jeune agent accaparé par sa mission secrète, son couple rencontre quelques turbulences. Billy Ray n’évite pas, sur ce dernier point, la scène de ménage entre le « et nous dans tout ça ? » (Madame) contre le « mais tu ne peux pas comprendre, je ne peux rien te dire, c’est pour nous protéger ! » (Monsieur). Si on ajoute à cela une (in)évitable scène au stand de tir, la coupe est pleine. Quant aux scènes de suspense, on procède à la bonne vieille recette du montage alterné. Tout ça n’est pas mauvais, mais toujours cette impression de ronronnement. Dernier avatar de cette narration sans surprise, peut être le plus problématique : dans le dernier tiers du film, le réalisateur en est encore à justifier que dans cette affaire d’État et d’espionnage tout le monde sait tout sur tout le monde. Bigre !
Le film dresse un portrait peu complaisant des États-Unis : celui d’un pays en prise avec ses démons actuels et passés. Le contexte est précisément signalé : dans les locaux du FBI, on assiste au décrochage du portrait de Clinton, remplacé par celui de Bush. Changement d’époque… Robert Hanssen est en quelque sorte une présence à l’écran de la dérive religieuse néo-conservatrice, bigot en chef et born again revenu des flammes de l’enfer (il est néanmoins catholique et non de la tendance évangéliste du Président américain), sans parler de sa femme. La scène d’ouverture le fait apparaître à l’église, apparemment menotté, mais s’il est enchaîné, c’est par un chapelet de prière. L’Amérique otage des fous de Dieu ? « Et la religion, c’est rien que de l’hypocrisie » nous dit Billy Ray. Robert Hanssen n’est en fait qu’un vil pervers : il fait tourner sa femme dans des films domestiques plus que coquins et il se tripote dans son bureau devant son écran d’ordinateur. Mais Agent double fait surtout référence à la faillite des États-Unis quant à sa sécurité intérieure. Le jeune et sémillant agent O’Neill est débauché d’une cellule anti-terroriste pour rejoindre les 50 agents mobilisés par la seule traque d’une taupe de la défunte guerre froide. Un peu comme si le pays menait des guerres indiennes alors que l’impérialisme japonais sévissait à Pearl Harbor. Une guerre de retard, voici ce que nous dit Billy Ray, puisque l’arrestation de Hanssen intervient le 18 février 2001… « George, ne vois-tu rien venir ? — Non, je ne vois que le ciel qui bleueoie et quatre avions qui passoient… » Cette critique de l’idéologie néo-conservatrice d’une part et le 11 septembre 2001 à venir d’autre part forment ainsi un hors-champ constant et presque envahissant.
Humble et modeste est la réalisation, on pourrait tout aussi bien dire sans relief et ni grand intérêt. Ce refuge vers l’intime et les crises de conscience individuelles est actuellement une tendance très nette du cinéma américain, celle-ci l’entraîne souvent sur la voie d’une platitude assumée ; rythme et puissance du héros subissent une franche érosion (voir Michael Clayton dernièrement où même George Clooney est tout raplapla). Certes cela donne lieu ici à une scène impeccable, celle de l’arrestation de la taupe, pour le reste… Ces émanations démocrates (ou de la gauche américaine) ne rendent pas au cinéma américain le meilleur des services, puisque cela produit un appauvrissement certain de celui-ci. Surtout si l’on considère que le rythme, l’efficacité, l’amplitude et la prise en charge du spectateur, lorsqu’ils trouvent le bon point d’équilibre, sont les grands atouts de ce dernier. Des traumatismes majeurs ont déclenché naguère une vitalité incroyable, citons par exemple (les) deux films majeurs de Francis Ford Coppola : Conversation secrète pour le Watergate et Apocalypse Now pour le Viêt-Nam. Le cinéma américain ne se remet peut-être pas de ce que le réel a produit le 11 septembre 2001 : des images plus spectaculaires, surprenantes et puissantes que tout ce qu’il avait pu entreprendre et imaginer.