S’il est des Palmes d’or volées, contestables et contestées, oubliables et oubliées, il pourrait en rester une dont le relatif oubli mérite d’être remis au goût du jour et certainement rehaussé parmi toutes ces récompenses qui ont souvent l’allure d’une loterie un peu surfaite. Car si tout le monde sait que Francis Ford Coppola a été récompensé en 1979 pour avoir mis en spectacle la crise du Viêt-Nam (ou l’inverse), les mémoires tendent à oublier (ou ne pas prendre la mesure) que Conversation secrète n’a pas obtenu le prix cannois en 1974 pour copinage avec le jury. Sans toutefois donner trop d’importance à un festival qui a perdu de sa grandeur, il faut nécessairement réaffirmer l’intelligence d’un film qui n’a cesse de susciter un intérêt passionnant ainsi que le génie d’une mise en scène dont le côté retors laisse planer un discours problématique et des plus vertigineux.
On a souvent relié les films de Francis Ford Coppola à leur dimension épique, à ces scénographies libérant toujours d’immenses perspectives mais surtout à ce dépassement des limites qu’impose, aux appétits les plus gourmands, le cinéma. Il ne fait donc aucun doute que les grandes œuvres Apocalypse Now et les deux premiers Parrain posent des jalons incontournables et identifient leur auteur à un élan aussi grandiose que les conditions qui les ont fait naitre. C’est un fait que l’on ne contredira pas mais l’ampleur démesurée des œuvres suscitées serait comme une forêt qui cache des arbres aussi fragiles et précieux que Les Gens de la pluie (The Rain People, 1969) et Conversation secrète (The Conversation, 1974). Et de ses scénarios qu’il traînait depuis ses 25 ans, l’histoire voudra, qu’en adaptant le roman du Parrain, le jeune Coppola allait finalement rencontrer un immense succès et voir la route de ses projets libérée de toute entrave. Alors que son producteur détestait le casting, la musique et les sombres éclairages du Parrain, Coppola va donc obtenir les faveurs des studios, monter sa propre société de production (American Zoetrope) et se voir accorder la possibilité de tourner un film plus personnel, centré sur un vague personnage spécialisé en technologie et impliqué dans une sombre affaire d’écoute.
Magistrale entrée en matière que celle de Conversation secrète. Sur un terre-plein où se promènent des badauds et où une conversation, pour le moment anodine, s’installe entre un homme et une femme, un long zoom pris sur les hauteurs d’immeubles nous rapproche insidieusement du couple. Ce long cheminement qui donne à voir (et à entendre) une banale discussion est alors brouillé par les réverbérations digitales qui résultent de la lointaine distance où la mise en écoute se réalise. Des plans focalisés sur le toit des immeubles qui entourent la place dévoilent alors des hommes armés de micro multi-directionnel et révèlent aussi tout un dispositif de traque organisé et centré sur ce jeune couple qui pourrait tout aussi bien être amants. À l’instar du séminal Fenêtre sur cour, Coppola nous place alors en position de voyeurs, de maîtres démiurges qui observons (et écoutons) autant les traqués que les mouchards. Alors qu’ils s’échangent des propos confus et abstraits (« Il nous tuerait s’il le pouvait ») et que l’écoute se resserre grâce à des agents positionnés à terre, le décodage des propos reste brouillé, parasité par l’impossibilité de déchiffrer en direct, et par les multiples sources d’enregistrement, cette fameuse conversation dérobée. Et de cette conversation criblée d’interférences (répercutée ultérieurement en ondes sur d’autres images), on découvrira que c’est cette silhouette planquée sous un pardessus gris et assise anonymement sur un banc qui en est le maître d’œuvre. Et peu à peu, le film montrera que celui que l’on croit être l’instigateur éclairé d’un tel dispositif n’est en fait que le dépositaire aliéné.
Maître ès technologie, privé de l’écoute livrant ses services à des clients fortunés, le protagoniste de Conversation secrète est un homme de l’ombre, un entrepreneur anonyme qui a consacré toute son existence au mouchardage et à l’écoute de l’autre. Harry Caul se révèle être un personnage distant, glacial, dont les traits du visage (lunettes et moustache) et les contours flous du corps sont dessinés par les notes bleues d’un jazz aux accents brumeux et solitaires. Tout se passe alors comme si le détachement des détectives du film noir des années 1950 avait laissé la place dans les années 1970 à cette figure anonyme, désolidarisée du monde extérieur, repliée sur elle-même et ici, sur une tâche qu’elle exécute en toute froideur. Rouage d’un système qui ne laisse aucune trace, le personnage interprété par Gene Hackman (grand acteur des seventies s’il en est) refuse l’exhibition (son travail), l’engagement (les femmes) et semble finalement réduit à un état spectral des plus troublants. De l’appartement où s’échappent de son vague à l’âme les plus belles boucles de saxophone à son refuge d’écoute où la vacuité de l’espace côtoie les instruments d’écoute les plus monstrueux, Harry Caul se dévoile comme un être qui n’a plus rien à cacher sous sa carapace et demeure sans doute l’un des personnages les plus énigmatiques et fêlés (voir ses cauchemars) que le Nouvel Hollywood nous ait donné à voir.
De cette conversation enregistrée qu’il se repasse et épuise jusqu’à ce qu’un sens veuille bien y échapper, Harry Caul finira par se condamner en refusant de livrer la bande à ses commanditaires et en s’immisçant peu à peu dans leurs affaires privées. Pris dans un imbroglio dont les tenants et les aboutissants restent aussi flous et abstraits que l’enregistrement de la conversation, l’écouteur va alors s’abîmer et se faire broyer par sa folle investigation. Le grand génie de Coppola tient à ce qu’il tire son film vers le thriller en usant de bribes de conversation qui glissent, échappent et se retournent contre celui qui cherche à les déchiffrer. Aussi, c’est en nimbant d’un total mystère ce qui peut être le système caché derrière l’émission des messages codés que la trajectoire d’Harry Caul prendra le pas sur l’intrigue et donnera au film toute sa dimension intime et paranoïaque. Comment comprendre le fait qu’un homme qui traque le réel et se donne la mission de le déchiffrer, finit par ne récolter qu’un matériau composite et délié ? L’entreprise de décodage du réel dans lequel se débat Harry Caul ne décline plus qu’échos abstraits et n’aboutit plus qu’à un enfermement maladif, la folie. Les marques de pouvoir que sont les micros et cette table de mixage où Caul s’exerce à capter la vérité s’affichent alors dans Conversation secrète comme les instruments d’une pure perte et de l’échec d’une volonté qui cherche à donner sens à une réalité déjà dissoute. Sous influence du Blow-Up d’Antonioni, Coppola se permet alors de réfléchir sur un monde brouillé et une création impuissante à contenir et comprendre le chaos généralisé des choses.
Conversation secrète tire donc tout son sens de la condamnation et du sentiment coupable dont est victime son anti-héros. De sa prétention à vouloir recomposer le réel, d’imaginer les scénarios les plus fous et d’en creuser aveuglément la sève, Harry Caul s’épuise et se rend coupable des investigations les plus pernicieuses. Alors que le couple qu’il pensait victime se révèle assassin, la traque de Caul prend des allures de cauchemar psychique et l’homme chute dans le désarroi le plus complet. Grande métaphore d’un pouvoir (le cinéma, système parmi d’autres) qui s’infiltre partout, prétend éclairer les choses, en donner la vérité et qui entraîne finalement dans son sillage toute une population clandestine (spectateur, créateur) forcément coupable (ou du moins jamais innocente) de prétendre cerner la juste réalité. De même, la modernité de Conversation secrète tient à ce qu’il ne fait que refléter l’angoisse d’une époque où les rapports humains sont glacés et où les croyances de chacun tombent à plat lorsque la soi-disant plénitude des choses (la bande d’enregistrement) ne ramène plus qu’au creux, à l’opacité (le film annonce d’ailleurs superbement le scandale du Watergate). L’horreur qui transpire de l’étau dans lequel se perd Harry Caul dévoilera donc que la réalité échappe partout et ne se tient plus même lorsque micros et caméras l’enregistrent. Le dispositif de Conversation secrète participera toujours à ramener le monde à son abstraction et contredire les fausses perspectives d’une quête qui voudrait s’en libérer.
Dès lors, la mise en scène de Conversation secrète n’affiche rien d’autre que des fragments sonores disjoints, des conversations trouées, des cadrages statiques et claustrophobiques (la chambre d’hôtel), en somme, un matériau composite qu’une tentative de reconstitution ne pourra jamais recoller. L’impossible fusion des choses (grand motif du cinéma de Coppola) débouchera alors sur cette sublime conclusion où un homme ayant voulu jeter lumière sur un monde éclaté se retrouve exilé dans un appartement défait et prisonnier d’un système qui, s’il l’a fabriqué, l’a finalement ravagé et mis à nu.
Il faudra aussi voir et comprendre pourquoi le désarroi d’Harry Caul face à un monde insensé et méchamment brouillé peut être mis en parallèle avec celui, désespéré, de Travis Bickle dans Taxi Driver. D’une traque de l’autre qui s’exécute par des micros longue-distance et qui n’apporte rien si ce n’est l’absurde brouillage du réel, Taxi Driver répondra deux ans plus tard par un pessimisme des plus sombres et ce plan fabuleux (monstrueux) où De Niro, du haut d’une fenêtre d’hôtel, braque aveuglément son revolver sur des passants. Du désarroi d’Harry au désespoir de Travis, le Nouvel Hollywood passera alors du constat d’échec de l’individu, de son impossible conciliation avec le réel à ce sursaut de violence où, si plus rien n’a de sens, le seul geste possible débouche nécessairement sur le chaos et la pure (auto)destruction. De ces propos amers et visionnaires, Hollywood refusera quelques années plus tard de les entendre à nouveau et ses films quitteront alors cette réalité confuse pour s’aventurer ailleurs, dans la surenchère d’un grand spectacle où, en effet, plus rien ne sera réel.