Langue de terre enclavée en Israël, Gaza, depuis dix ans et le progressif retrait des colonies israéliennes, est devenue malgré elle le symbole des affrontements sanglants entre Tsahal et le Hamas. Guerre, réfugiés, bombardements, dévastation, ces mots-clés prédominent dans les médias occidentaux, évacuant toutes les autres représentations de cette « ville-État » dans notre imaginaire collectif. Nicolas Wadimoff, documentariste suisse, parvient en quatorze jours de tournage, à court-circuiter les clichés attendus et le discours politique préfabriqué. Il donne enfin à découvrir des lieux inconnus des journalistes, à rencontrer des sans-voix qu’on n’entend peu, à dévoiler Gaza comme on ne l’a jamais vue.
En janvier 2009, plus de 1300 palestiniens trouvent la mort lors de l’opération « Plomb durci ». En février, Nicolas Wadimoff arrive sur place et au-delà des bâtiments détruits, ritournelle visuelle malheureusement déjà vue, il propose une virée hors des sentiers battus.
Après un long travelling sur Gaza telle qu’on l’imagine (ruines et désolation), Aisheen nous embarque vers un parc d’attractions, sorte de Coney Island apocalyptique. Mal en point, les manèges et stands de tir ont depuis longtemps cessé d’amuser les jeunes Gazaouis. À la remorque d’un petit garçon cherchant la « cité des fantômes », on découvre le gardien, réparateur à ses heures perdues, et elles sont nombreuses. L’homme, tel un Sisyphe moderne, bidouille les circuits électriques endommagés, les mécaniques amochées. Le parc rouvrira-t-il ses portes ? Là n’est pas la question. Tenaces, les habitants affrontent le néant alentour en reproduisant leurs gestes quotidiens, leurs habitudes. Si les bombes forcent à l’inactivité, elles ne stoppent pas la vie.
Au zoo de Gaza (parfaitement insolite), le lion a été blessé par des éclats d’obus et le tamanoir est mort d’une roquette tombée dans son enclos. Sur des balançoires, trois adolescents qui prennent soin des animaux, évoquent leur avenir, la difficulté de faire des études dans un pays ravagé, alors qu’au loin des raids aériens transpercent les tympans. Loin des cris et des larmes, dont la télévision se repaît, on discerne la guerre en filigrane, par l’entremise de moments touchants et absurdes à la fois. L’après-guerre et l’attente de la future planent dans les propos des intervenants. Oisifs par obligation (l’activité économique est paralysée), les Gazaouis patientent. Sur les perrons des habitations, dans les champs de ruines, sur la plage, partout, ils attendent. Wadimoff parvient à rythmer cette torpeur, créant une poésie du statisme.
La longueur des plans séquences, contrebalancée par la vivacité du discours, agit comme un révélateur de personnalités. Le réalisateur, par la quasi absence de coupes, laisse se dérouler la parole des intervenants, sans artifice de montage. La caméra, comme l’œil du spectateur, embrasse une scène, sans changement de valeur de plan. À distance, ou en gros plan, la séquence se déroule, naturellement. Par sa parcimonie filmique, Wadimoff fait oublier la présence de son équipe, aussi bien au public qu’aux Gazaouis.
Si le film évite frontalement le sujet du conflit israélo-palestinien et ses implications politiques (si ce n’est quelques plans des fameux tunnels reliant l’Égypte à Gaza), toutes les séquences sont empreintes de ses conséquences, même les plus inattendues. Ainsi, sur une plage de Gaza, décor rarement offert aux occidentaux, une baleine est venue s’échouer, vraisemblablement frappée par une torpille israélienne. Symbole éloquent d’un bellicisme insensé.
Parmi les nombreux lieux examinés par le réalisateur, l’antenne de distribution de vivres de l’ONU restera sans doute comme le témoignage le plus fort d’Aisheen. À l’intérieur d’une petite pièce, quelques membres de l’organisation vérifient les papiers des demandeurs, entassés derrière une fenêtre éventrée. Agitant à bout de bras leurs tickets de rationnement, des dizaines de personnes hurlent et pleurent leur colère et leur désarroi. Muets et désemparés face à cette urgence (comme le spectateur), les bénévoles exécutent leur tâche de vérification bureaucratique face au chaos extérieur.
Kaléidoscope de Gaza, Aisheen, qui signifie « toujours vivant », pointe avec intelligence que montrer la guerre ne se résume pas à aligner des maisons en ruine, des corps déchiquetés ou des êtres terrassés par la douleur. La guerre est ailleurs, dans tous les interstices de la ville, et nulle part, face à la pugnacité de ses habitants. Sans voix-off, presque sans musique, Nicolas Wadimoff fait le choix d’une certaine austérité documentaire pour laisser résonner les témoignages de ses protagonistes. Pari réussi.