Nicolas Wadimoff, un temps réalisateur pour la TSR, se tourne rapidement vers le long métrage, autant de fiction (Clandestins en 1996, Mondialito en 2000) que documentaire (Alinghi, The Inside Story en 2003, L’Accord en 2005). En février 2009, quelques semaines après la guerre à Gaza, il décide de se rendre sur place, et réalise Aisheen, Chroniques de Gaza. Cet excellent documentaire méritait bien un petit entretien. Éclairant.
Pourquoi un état des lieux de Gaza, un mois après la fin de la guerre ?
Comme tout le monde, j’ai pu voir les images de news à la télévision qui rapportaient les atrocités de la guerre, les familles décimées par les bombardements, les bâtiments détruits et la terre dévastée. Au-delà du sentiment de rage et d’indignation, qui empêche d’abord toute réflexion, j’avais l’impression persistante que ce que l’on nous montrait ne faisait que ressasser l’éternelle représentation que l’on se fait des Palestiniens : soit des victimes, soit des guerriers – souvent appelés terroristes depuis l’arrivée au pouvoir du Hamas. Aucune existence possible en dehors de ces deux piliers de la représentation palestinienne dans les médias de masse. Une image réductrice alimentée par les médias des deux bords : victimes pour les Arabes, terroristes pour les Occidentaux. J’ai toujours eu beaucoup de peine à envisager qu’un peuple, quel qu’il soit, puisse être caractérisé par des sortes d’« appellation contrôlée ». En tous les cas, les images qu’on nous montrait des habitants de Gaza ne correspondaient pas à ce que j’avais pu y voir et y vivre lors de précédents voyages. Rien que ça, c’était une bonne raison d’aller sur place à ce moment-là.
Avez-vous été confronté à des difficultés et de dangers inhérents à un tournage en zone de guerre ?
Les Gazaouis se trouvaient encore dans un état semi hébétés. Ce que nous voyons d’abord, ce sont des âmes en peine, errer parmi les décombres. Tenter de recoller des petits bouts d’une existence éparpillée. Des effets personnels ensevelis sous les pierres ou des êtres chers disparus dont il faudra faire le deuil. Dans ces moments-là, la présence d’une caméra peut être, au pire, indécente ou, au mieux, totalement superflue. Nous n’avons fait l’objet d’aucun rejet des gens, plutôt d’une certaine indifférence. Avec le temps, cette indifférence peut devenir curiosité et intérêt réciproque. Si l’on veut sortir des sentiers balisés du news, il faut du temps. C’est là que cela devient intéressant, qu’une relation d’échange s’installe. Toutes les rencontres que nous avons faites et qui ont été filmées, sont le fruit d’une relation d’échange et non pas d’une relation à sens unique déterminée par notre désir d’ « avoir quelque chose d’intéressant, de fort », si possible en une heure. La difficulté, si il y en avait une, c’était plutôt d’éviter les « pièges » habituels en zone de conflit : les passages obligés imposés par les fixers (les assistants locaux) qui ont tendance à vous orienter vers telle victime ou tel porte-parole, déjà vus ou entendus sur 36 chaînes de télévision, radios ou journaux.
Quant aux miliciens du Hamas, très discrets à ce moment-là, ils avaient sans aucun doute d’autres chats à fouetter que de se soucier d’une équipe de tournage : tenter tant bien que mal de gérer l’après-guerre avec ses cortèges de drames et de pénuries en tout genre.
Peut-on dire de votre documentaire qu’il est apolitique ?
Je ne suis pas très à l’aise avec cette définition. Si le fait de ne pas évoquer de manière frontale son soutien à l’une des parties du conflit signifie que l’on fait un film apolitique, alors pourquoi pas. En même temps, le fait d’aller filmer à Gaza, dans une zone de conflit, juste après la fin des bombardements israéliens, peut être considéré comme un acte politique… Pour ma part, j’espère que le film propose une lecture, un regard sur ce Gaza d’après-guerre qui dépasse cette définition. Je ne vois plus les choses sous cet angle-là. Du moins dans mon cinéma.
Que trouvez-vous dans le documentaire par rapport à la fiction ? (Vous avez réalisé en 1996 Clandestins, un film de fiction).
Les allers-retours que j’effectue entre la fiction et le documentaire alimentent mon regard et mon désir dans ces deux formes d’expression. J’ai besoin du réel pour nourrir mes projets de fiction, pour donner du corps à mes personnages, aux situations. D’autre part, ma relation étroite à la fiction me permet un certain recul dans le documentaire, une distanciation par rapport au réel et au sujet, et l’affirmation d’un regard que j’assume comme complètement subjectif. Dans Aisheen, c’est ce lien avec la fiction qui me permet sans doute de « décoller » du strict champ du réel et de m’autoriser des moments de poésie. La manière de filmer les gens, la durée des plans, la gestion des cadres et l’utilisation de l’espace géographique proviennent de ce désir de « raconter » une histoire avec des personnages, plutôt que celui d’informer sur une situation. Ma démarche n’est pas journalistique. À l’exception des cartons qui indiquent la localisation et l’identité du personnage, nécessaires à la compréhension, aucune autre information n’est donnée.
Comment s’est déroulé le tournage des séquences de la distribution de nourriture et celle des tunnels qui sont à mon sens parmi les moments les plus intenses du film ?
La séquence des tunnels, on l’a tournée dans les premiers jours. Il faut comprendre que tout le monde connaît leur existence et leur localisation à Gaza. Il s’agit d’une zone commerciale, de transit de marchandises entre Gaza et Égypte. Il y en a entre 2000 et 3000. Construits en quatre mois, ils sont plus ou moins profonds, larges, mais sont équipés de systèmes d’aération et d’électricité. Gaza est une société clanique (de grandes familles). Avant, ils se partageaient le commerce et maintenant ils se partagent les tunnels. Pour des raisons de contrôle économique et politique, le Hamas régit les tunnels mais il ne les possède pas. Toutefois, comme c’est une zone très sensible de Gaza, c’est sans doute le coin le plus dangereux, très exposé aux bombardements. Pour la séquence de distribution de nourriture, on était en voiture dans Gaza City, et on passe devant un attroupement. On s’arrête et on entre dans les locaux. Là, on découvre des fonctionnaires glaciaux, penchés sur leurs bureaux et à l’extérieur le chaos. On a tous ressenti un vrai malaise. Devait-on filmer ? Pour dépasser le stade du voyeurisme, on a décidé de filmer en longueur pour faire sentir plus que pour juste montrer la situation. Et puis Gaza est devenue une zone de pénurie où suppléer aux besoins vitaux est l’activité quotidienne. Cette scène était donc doublement importante.
Le choix d’aller vers des lieux désertés par les médias occidentaux était-il préexistant au tournage ou s’est-il manifesté en cours de tournage ?
C’est cette intime conviction que les Palestiniens en général, et les Gazaouis en particulier, ont le droit à l’image et à la parole – par conséquent au cinéma – comme tout le monde, qui a déterminé ces choix. Si l’on accepte l’évidence de ce postulat, alors tout devient clair, et même assez simple : on évite les lieux et les personnes balisés par les médias. Pas de porte-parole ou de bâtiments « officiels », mais plutôt des endroits où la singularité d’une parole ou d’une situation peut s’exercer. En d’autres mots, donner la possibilité aux personnages du film d‘exister en dehors de leur seul lien au conflit. Filmer quelqu’un en le considérant, tout naturellement, comme un être humain singulier, comme un individu et non pas seulement en fonction de son appartenance à une nation en guerre ou à la stricte cause palestinienne.
Aviez-vous des lieux de tournage en tête, comme le zoo ?
Encore une fois, la seule certitude que nous avions c’était qu’il fallait aller là où les gens vivent ou essaient de vivre, et non pas là où ils se mettent en représentation pour les médias. À partir du moment où vous êtes guidés par cette envie, il y a toute une série de lieux qui s’offrent à nous. A Gaza comme ailleurs. Je n’ai pas cherché un zoo, mais il est arrivé dans le film de manière organique, comme la plupart des personnages et des lieux du film : nous avons entendu dire qu’il y avait un « gros poisson » échoué sur la plage. Nous sommes allés voir. Il s’agissait d’une baleine que les gens avaient commencé à dépecer… De là, nous avons rencontré les jeunes qui s’occupent du zoo et qui espéraient récupérer de la viande pour leurs animaux… Les scènes du film se sont « emboîtées » les unes dans les autres de cette manière.
Avez-vous monté le film en évitant l’évocation frontale du conflit israélo-palestinien ou était-il vraiment peu présent lors de vos entretiens ?
Pour les raisons précitées, je n’ai pas approché les gens en leur posant des questions sur le conflit. Mais le conflit est présent dans le film en permanence, mais plutôt dans les arrière-plans, et sans aucun doute dans les pensées et les esprits des personnes filmées. Dans les silences. Dans ces moments où la caméra continue de tourner alors que la personne a fini de dire, mais que son regard se perd au loin. Je ne pense pas qu’il y a besoin d’évoquer le conflit de manière frontale pour qu’il soit présent. Parfois un regard en dit tellement plus. On voulait documenter les vivants et non les morts. On était donc particulièrement sensibles aux projets des Gazaouis, qui sont synonymes d’avenir. D’où les jeunes du zoo, le réparateur du parc d’attractions, les rappeurs du groupe Darg Team (dont le titre d’une de leurs chansons est devenu le titre du film)…