Face à cette leçon de SM pour les nuls se rêvant histoire d’amour, un réflexe de critique paresseux consisterait à dire qu’elle rappelle feu les téléfilms du dimanche soir sur M6. Ce qui est le cas, mais mérite explication, d’autant qu’Alice ou les désirs, s’il s’en approche par le résultat, se veut un peu plus ambitieux. Il faut dire qu’un certain Jean-Claude Brisseau est passé par là. D’où les questions : qu’est-ce qui différencie cet objet inconsistant d’un Brisseau ? Et qu’est-ce qui, à l’inverse, le rapproche des vulgaires téléfilms auxquels on a parfois bêtement comparé les films du grand cinéaste ?
En se proposant d’explorer avec lyrisme les mystères de la jouissance et de la transgression, Brisseau s’est exposé aux quolibets. Mais il a aussi été loué pour sa singulière témérité, et a remis sans complexe sur le tapis la question du sexe au cinéma. Voilà qui a peut-être poussé Jean-Michel Hulin, inconnu au bataillon, à marcher dans son sillon. En l’occurrence, à piller allègrement dans les motifs de Choses secrètes, des Anges exterminateurs et d’À l’aventure. Voici donc l’histoire d’une fille qui quitte son compagnon et se laisse initier aux plaisirs paradoxaux du sado-masochisme… Las ! des films de Brisseau, Hulin reconduit quelques défauts (les hommes baisent en slip, voire en jean), en évite d’autres (le côté apprêté et emphatique des chromos érotiques) mais ne garde aucune des qualités. Ne retenant que quelques signes extérieurs, il se prive de leur essence et de leur beauté.
Ainsi est-il question des femmes et de l’absence d’orgasme chez la plupart d’entre elles, mais jamais la question de la jouissance n’est-elle véritablement mise en jeu, que ce soit intellectuellement ou sensuellement (les scènes de sexe sont d’une rare platitude). Alice enseigne dans un lycée, mais cela ne donne lieu à aucune réflexion sur l’apprentissage – tout juste à une scène amusante où les rôles s’inversent (son élève surdoué, règle à la main, demande à Alice, nue, de résoudre un problème au tableau tandis qu’alternativement il la déconcentre en la caressant ou la punit en la fouettant). La cousine d’Alice pratique la photographie d’actes sado-maso pour « capter le trouble de victimes consentantes », mais la question de la représentation n’est jamais développée, et de trouble, on n’en ressentira jamais.
L’imitation de Brisseau la plus ridicule est sans doute dans l’utilisation solennelle de musique classique massacrée au synthé. Ce qui, chez ce dernier, participait avec ampleur et lyrisme d’un questionnement métaphysique (non sans frôler la pompe) ne semble ici qu’une façon de revêtir de sérieux, à peu de frais, un genre a priori sans noblesse. Un vain étalage de culture, en somme, lequel pousse le vice jusqu’à se mettre en avant dans une scène hallucinante où l’hôte d’un dîner fait écouter à ses convives une compilation d’extraits de grands airs, interrompant systématiquement la conversation avec les titres des morceaux. Ce qui, lorsque le couple invité se lance dans une scène de ménage, donne des enchaînements surréalistes de dialogues, du genre : « Tu me prends vraiment pour une conne ! – Mozart, 25e. »
Où l’on s’approche de la plus grande différence entre Alice et les films de Brisseau : le rapport à la lutte des classes. Il y a chez Brisseau un sens aigu du social, qui prend pleinement sa place dans la problématique de la transgression. Chez Hulin, zéro dialectique : la moyenne bourgeoisie s’encanaille, s’amourache, c’est tout. C’est surtout en cela que le film rejoint les téléfilms d’M6 : moins par ses maigres enjeux que par ses décors improbables, ses accessoires hideux, ses cocktails colorés soigneusement apprêtés et sa bagnole à porte automatique. Sans parler des dialogues impossibles, qui ont peu à voir avec ceux qu’écrit Brisseau, parfois laborieux mais souvent très beaux. Et surtout joués avec une incroyable ferveur, sur le fil, dialoguant avec le grotesque, flirtant avec le ridicule, mais ne cédant jamais sur le terrain de la croyance.
Ce qui emporte le morceau, chez Brisseau, c’est surtout son sens imparable de la dramaturgie et du découpage classiques, sa cohérence narrative, là où Hulin empile des plans dénués de toute tension, souvent des plans-séquences (ça fait plus auteur) où malheureusement le temps et les corps ne consistent pas. Parfois, Hulin s’essaie à la rapidité, et ça donne deux séquences clipées (sur « I Just Wanna Be Your Dog » des Stooges – attention, chanson à sens) affreusement mal montées. L’utilisation de la HD ne répond manifestement qu’à des impératifs économiques ; le récit ne suscite que peu d’intérêt (rien de concret sur ce qui pousse à pratiquer le SM, sur ses enjeux en termes de rôles et de domination) ; les scènes ridicules (sous la douche, pour tester sa résistance, Alice met l’eau froide, ouah !) succèdent aux scènes ennuyeuses (Alice chatte sur Domina.fr, hmmm…). On se prend donc à guetter les perches dans le champ, à repérer les postsynchronisations et à décomposer le mixage calamiteux – bref, à prêter attention à ce qui, dans un film captivant, ne nous gênerait pas plus que ça.