Dans Les Anges exterminateurs, produit par TS Productions (à leur actif, rien moins que La Ciénaga de Lucrecia Martel, Violence des échanges en milieu tempéré de Jean-Marc Moutout, Je ne suis pas là pour être aimé de Stéphane Brizé), Brisseau construit un double programme. Il s’agit : 1) d’explorer le plaisir féminin ; 2) de construire une fiction à partir de sa propre expérience – Brisseau a été accusé de harcèlement sexuel par plusieurs comédiennes auditionnées pour son précédent long, Choses secrètes. Ce double programme est sans cesse justifié par le personnage principal, un cinéaste qui : 1) explique et défend son projet de film… tout au long du film et 2) joue une sorte de double de Brisseau. Le bilan est en demie-teinte, car le premier programme échoue tandis que le second réussit à désarçonner. Incidemment cependant, avec Les Anges exterminateurs, Brisseau invente un nouveau genre, à la frontière de la justification et de la fiction : la « justifiction ».
François, metteur en scène de son métier, a coutume de choisir ses comédiens après essais. Pour l’un de ses films, il teste des comédiennes sur une scène érotique. Lors d’un des essais, l’une jouit pour la première fois de sa vie, excitée par le dispositif. Mais plus tard, alors qu’il ne l’a pas retenue pour le film, elle lui révèle que cette expérience l’a profondément traumatisée. François, perturbé, décide alors de réaliser un film sur le plaisir féminin et les interdits moraux qui l’entourent. Il fait passer de nombreux entretiens. Puis il s’enfonce, avec trois jeunes femmes, dans une exploration à corps perdu de l’orgasme féminin, qui bientôt confine à une descente aux enfers.
Le film de Brisseau n’est pas exempt de lourdeurs. Les moindres d’entre elles ne sont pas les insistantes manifestations fantomatiques parsemant le récit. Les Anges exterminateurs s’ouvrent sur la vision de la grand-mère décédée de François, et, lors d’un léger pano, sur l’apparition de deux silhouettes féminines, moulées dans des débardeurs noirs. Parques invisibles, elles semblent maîtriser la destinée de François, ne cessent de l’épier, dans les lieux publics ou les moments les plus intimes, lui donnent des ordres : « considère bien cette fille, abandonne-toi, totalement ». Ces interventions surnaturelles, dans un éclairage bleuté délibérément artificiel, rappellent celle du premier long de Brisseau, la femme au rapace de De bruit et de fureur. Brisseau tente d’injecter du mystico-merveilleux dans ses récits : trop théâtrales, ces apparitions sont d’inutiles fioritures.
À la toute fin des Anges exterminateurs, on apprend de François, en voix off (lue par Brisseau lui-même), que son projet n’a été qu’un sombre échec, du vent. Cela, on l’avait en fait déjà compris : Brisseau multiplie les séquences érotiques de masturbation féminine, au restaurant, à l’hôtel, debout, assise, allongée, à deux, à trois, à main nue, ou avec sex-toy, avec ou sans caméra. Certaines sont très réussies, d’autres très belles, mais le tout est rapidement répétitif et lassant. Du plaisir féminin, on aura aussitôt saisi qu’il est lié aux interdits moraux : « Travailler sur le sexe et autre chose, c’est pas pareil, le sexe c’est immoral. » La plupart des comédiennes qu’il rencontre en entretien lui renvoient ainsi une image de pervers et refusent catégoriquement les essais. De même, de la distance revendiquée de François – « Je ne peux pas être à la fois acteur et observateur » – on aura vite compris qu’elle est intenable : il guide ses comédiennes, est excité, manipulé, vampirisé par elles, elles tombent amoureuses de lui – qui est d’ailleurs le seul homme du film – sombrent dans des crises d’hystérie, de possession démoniaque, le font chanter – « Si je ne deviens pas actrice, je me tue. » Le tout finit en rupture, procès, passage à tabac. Le propos de Brisseau se limite donc, de manière assez simpliste, à établir un lien entre le sexe et les interdits et à montrer que braver les interdits conduit à une mise en danger de soi.
Pourtant, le film de Brisseau est loin d’être dénué d’intérêt. Sans être véritablement transgressif, il n’en reste pas moins dérangeant et continue de troubler a posteriori. Ce malaise provient de ce que le réalisateur joue non seulement sur deux tableaux : le réel et la fiction, mais à l’extrême de ces deux tableaux. Brisseau raconte une histoire que nous connaissons déjà parce qu’elle est bien réelle et qu’elle a fait l’an dernier les choux gras des médias : les essais érotiques, les attaques pour harcèlement sexuel, le procès. François est un ostensible Jean-Claude, et Les Anges exterminateurs peuvet être lus comme un exercice d’auto-disculpation. En même temps, le film accumule les attributs les plus francs de la fiction : scénario refermé sur lui-même, montée en tension, navigation aux frontières du surnaturel. Le goût de Brisseau pour la composition des extrêmes apparaît aussi et surtout dans les séquences érotiques, qui magnifient par des chorégraphies savamment réglées, des lumières chaudes et tamisées, de lents travellings, et surtout l’irruption d’une musique dramatisante, emphatique, voire un rien pompeuse, la vulgarité des personnages féminins. Oui, les essais érotiques sont un mélange de grâce et de sordide. C’est finalement par cette alliance des contraires que Les Anges exterminateurs possèdent une force de subversion véritable et plutôt inattendue.