On se méfiait, on attendait le bonhomme au tournant avec la crainte inquiète que son œuvre se soit engagée sur une mauvaise pente. On avait tort. Après le marasme des Anges exterminateurs – méli-mélo mal digéré de ses inspirations habituelles, plaidoyer pro domo maladroit voire malhonnête, quête esthétique où l’inconscience qui a toujours été la force du cinéaste virait à la cécité bornée –, Brisseau, fort d’une lucidité retrouvée, revient avec un film-somme épuré et serein en diable.
Au commencement est l’insatisfaction. Sur un banc public, lors de ses pauses-déjeuner, la jeune Sandrine, prise en sandwich entre une collègue de bureau un peu trop sage et un vieux sage un peu trop collant, tergiverse et en arrive à la conclusion qu’elle doit tout lâcher – boulot, compagnon, habitudes – pour expérimenter plus librement la vie et ses mystères – le sexe, l’existence. L’argument n’est pas sans rappeler les films précédents du cinéaste, tous centrés autour de l’apprentissage et de la transgression des limites. Plus que tout autre auteur, Brisseau ressasse, décline à l’envi les mêmes obsessions, sans que jamais ne prévale pour autant l’impression qu’il tourne en rond : toujours quelque chose de neuf vient relancer l’inspiration (ou la fourvoyer : exception malheureuse des Anges), toujours une ferveur sans égale vient titiller nos habitudes de spectateurs blasés.
À propos de ferveur, il convient de saluer la présence étonnante, littéralement extra-ordinaire de l’inconnue Carole Brana. Dans son rôle de femme-enfant déterminée, pas intellectuelle mais curieuse, intuitive, ouverte à toutes les connaissances et expériences, elle déploie une façon d’être là et d’observer tout à fait fascinante. À ses côtés, évacuant avec bonhomie tout risque de pontification que pouvait comporter son personnage de maïeuticien, Étienne Chicot est formidable. Dommage qu’autour d’eux, certains des comédiens montrent moins de présence et de conviction, qualités indispensables pour éloigner le ridicule qui guette toujours quelque part chez Brisseau.
Car il y a dans le film – lequel, à l’instar d’un nombre croissant d’œuvres singulières, a peiné à trouver le chemin des salles – de quoi prêter à sourire, et gageons que sa belle candeur ne manquera pas de susciter de cyniques ricanements. Comme dans Les Savates du Bon Dieu, également situé dans le sud de la France, Brisseau frôle parfois le côté cheap des soaps français (à l’époque on pensait à Sous le soleil, aujourd’hui on songe à Plus belle la vie…). Mais des soaps français, À l’aventure n’a pas l’inanité des enjeux, le brassage solennel de vent et d’opinion, le filmage transparent au possible.
Le classicisme post-bressonnien de Brisseau se fait cela dit de plus en plus simple. Il ose des passages des plans larges aux plans serrés tout à fait décomplexés, directs, sans souci de fluidité et construisant pourtant un récit d’une grande douceur. Mêmes les travellings circulaires un peu artificiels autour de femmes lascives sont moins emphatiques qu’auparavant. À l’aventure a tout du film de cinéaste ayant assez éprouvé une grammaire personnelle pour pouvoir se détacher de la recherche formelle affichée et se concentrer sans effet superflu sur sa pensée. C’est par ailleurs un film dont les plans semblent avant tout conçus pour accueillir le langage.
Est-ce à dire que le supposé « sujet » du film serait expédié dans les dialogues sans plus aucun souci d’expression filmique? Évidemment non. Le moindre plan de Brisseau embrasse quelque chose qui échappe au discours. Qui, aujourd’hui, sait insuffler une telle tension au plus rudimentaire des champs-contrechamps ? Qui ose encore affronter l’invisible avec autant d’aplomb, faisant contenir le cosmos tout entier dans un plan d’arbuste ? Si le film est bavard, c’est que plus que jamais l’enjeu est dialectique. La vérité du film est dans la quête même de vérité à laquelle se vouent Sandrine et ceux qui l’entourent. À l’aventure est peut-être, des films de Brisseau, celui qui s’approche le plus de ceux du maître qui l’a découvert, Éric Rohmer.
Toujours sur le fil du rasoir, les dialogues sont certes à la limite du risible, plombés d’expressions récurrentes parfois désuètes. On y entend à l’occasion des propos déjà tenus dans Choses secrètes et Les Anges exterminateurs relevant davantage du fantasme masculin que de l’écoute dénuée de tout a priori de ce que pensent les femmes – démarche prétendue du cinéaste. Il y a toujours chez ce dernier – est-ce, au fond, évitable ? – quelque chose de l’ordre de ce que les hommes veulent entendre, croient ne pas vouloir entendre, croient être le désir des femmes… Mais il y a aussi beaucoup de paroles libres, non rebattues, plus fraîches, plus neuves. Or beaucoup, presque tout se joue là – dans la parole. Avec pour point de fuite l’extase absolue – mystique, sexuelle, peu importe. L’au-delà : ce qui ne peut être dit.
Bien qu’à partir d’une situation de départ, un trajet soit tracé, un objectif soit visé, À l’aventure est presque un film sans début ni fin. Un film aussi humble qu’assuré ; un Brisseau dépouillé, dépassionné, lumineux mais peu lyrique. C’est aussi un film traversé d’une part par quelque chose de résolument inactuel, ancré dans l’immémorial (tout s’y passe dans des bâtisses en pierre : cryptes de château, mas dans les collines…), d’autre part par un questionnement plus moderne qu’on ne pourrait le croire sur la dialectique émancipation/soumission des femmes. À noter qu’enfin – ça n’était pas arrivé depuis Un jeu brutal –, les hommes se dénudent un peu chez Brisseau ! Les femmes restent certes canoniquement belles, soigneusement apprêtées : on ne changera pas le vieux briscard. N’empêche. Quelque chose a changé, qui fait du bien après l’embrouillamini misogyne des Anges exterminateurs. À l’aventure relève du geste souverain et rassurant de la part d’un artiste à part, qu’on sent habité d’une joie nouvelle présageant le meilleur pour la suite.