Pippo Delbono est un metteur en scène, acteur, danseur et cinéaste italien. Il filme Amore Carne en partie avec un téléphone portable, disant : « J’aime penser qu’un objet devenu symbole de l’homologation puisse devenir un instrument pour se réhabituer à observer les choses. » Reportage et journal intime à la fois, Amore Carne réfléchit (sur) l’œil du cinéaste et l’œil de la caméra, comme voies d’accès à soi et à l’autre. Comme outil de connexion, comme lien. La religion est ce qui relie, ce qui tisse des liens (religare), et Amore Carne veut être un film religieux.
Chair
Amore Carne. Amour, chair. Deux mots que Pippo Delbono emprunte à Rimbaud, et qui constituent comme la matrice de son film. L’amour, la chair : celle, d’abord, d’un cinéaste séropositif, qui rejoue en caméra cachée une sorte de scène originelle, lorsque, des années plus tôt, il fait le test qui ouvre une déchirure dans son existence. Au début du film, Pippo Delbono répond aux questions d’une doctoresse qui s’apprête à lui faire une prise de sang. Il connaît déjà le résultat, mais fait comme s’il ne savait rien. Son téléphone filme la scène. On dirait une comédie à l’italienne : le caractère tragique de la situation est à la fois détourné et décuplé par l’absurdité bureaucratique des formulaires à remplir. L’amour, la chair, l’humain, pris dans le clinique et l’administratif, comme l’insecte dans la résine. Dans la scène suivante, Pippo Delbono retourne l’œil de la caméra contre son œil à lui. Il filme en très gros plan, il cherche les trois cicatrices dont il sait depuis trente ans qu’elles fissurent son œil. Ces deux scènes fonctionnent comme une double ouverture sur une chair meurtrie, deux formes de déchirures qu’il s’agit, précisément, de transformer en brèches, c’est-à-dire en ouvertures. Plus loin dans le film, revenant sur la scène de la clinique, le cinéaste dit que s’il avait la possibilité de changer le résultat du test, il n’en ferait rien. Quant aux cicatrices dans l’œil droit, elles lui ont, dit-il, appris à mieux voir. « Tout en la limitant, elles ont aiguisé ma manière de voir. » À la fin du film, un sol aride, craquelé, laisse passer, entre ses failles, de jeunes pousses. Amour, chair : le film danse sur un fil entre la mort et la vie.
Amour
Le film avance librement, au gré des envies du cinéaste, au gré des rencontres, à Paris, Avignon, Istanbul, Turin, Genève, Budapest, Bucarest. L’incohérence – ou la divagation – apparente est sous-tendue en filigrane par tout un réseau de liens qui se tissent d’un passage à un autre, et par un mouvement de quête, qui combine la ligne droite et la boucle, l’ouverture sur autrui et le retour sur soi, l’extraversion et l’introversion. Exhibitionniste, Pippo Delbono se filme nu, filme sa mère, parle de lui, ne parle finalement que de lui. Voyeur il filme à travers une vitre des couples en train de danser, jusqu’à ce qu’on vienne lui dire que c’est interdit. Il filme les autres, il ne filme, finalement, que les autres. A moins que ce qu’il filme, ce qu’il cherche, ce soit, précisément, les liens, tout ce qui le relie aux autres, connus (les actrices Irène Jacob et Marisa Berenson, la danseuse étoile Marie-Agnès Gillot, l’artiste Sophie Calle, le violoniste Alexander Balanescu) ou inconnus. Et bien sûr Bobò, sourd-muet microcéphale rencontré par Pippo Delbono dans un asile psychiatrique et devenu son ami et acteur fétiche. Ce sont des liens parfois insolites et imprévus, comme lorsque la date de naissance qu’il invente à la clinique s’avère être aussi celle de la doctoresse. Le téléphone portable avec lequel il filme – pas toujours, mais le plus souvent – devient l’outil de cette quête et un instrument de communication détourné(e) : non plus par la voix, mais par le regard. Sa discrétion devient principe éthique : « Les personnes que je filme ne regardent pas l’appareil qui les filme mais la personne qui tient cette petite machine. » Sa légèreté semble donner son mouvement au film. Toujours dans cette première scène à la clinique, lorsque Pippo Delbono se lève et traverse les lieux pour partir, la caméra-téléphone, balancée par le mouvement de sa main, semble voler, danser, et le film tout entier est ensuite emporté par ce même mouvement.
Retour
La danse est le cœur d’un film qui se construit sur la répétition, le cercle et le retour. La répétition non pas comme retour du même, mais, selon les termes du philosophe Giorgio Agamben, comme « retour en possible de ce qui a été ». Le cercle non pas comme boucle (la boucle n’est jamais bouclée), mais comme mouvement de réappropriation d’une histoire, pour aller de l’avant. Histoire personnelle (la scène magnifique dans laquelle Pippo Delbono, filmant sa mère qui ressasse encore et encore les mêmes histoires du passé, lui ôte la parole en coupant le son, et monte sur les images de sa mère sa propre parole en voix off, disant, avec les mots de Pasolini, son désespoir, sa rage et son amour pour cette mère), histoire nationale (l’Aquila), Histoire (Birkenau). À la fin du film, les images du début font retour elles aussi, chargées désormais du poids du film, et donc nouvelles, malgré la répétition. Chargées du souffle du film également, de son rythme organique, qui est celui non seulement du montage mais aussi de la voix de Pippo Delbono, qui se raconte et raconte les autres avec ses mots propres ou avec ceux de Rimbaud, Pasolini ou T.S. Eliot. Le calme et la lenteur laissent sourde peu à peu une rage qui éclate par instants, et explose à la fin du film dans un hurlement lyrique, orgasmique, libératoire, et agaçant. Écran noir, et, en son off, la voix essoufflée de Delbono qui répète plusieurs fois le mot « chanter ». Mais le film repart, encore une fois. C’est le tort de ce film peut-être, en même temps que son principe même : celui de ne pas savoir s’arrêter, de refuser la fin. S’étirant outre mesure, il finit aussi par agacer, par laisser poindre le risque d’une prétention, ou d’un égocentrisme, sauvé par des instants de grâce.