Retour sur une réception problématique
Le film prend son départ de l’amitié inattendue entre Pippo et Giovanni : Giovanni Senzani, ex leader des brigades rouges emprisonné pendant plus de vingt ans en Italie pour l’homicide de Roberto Peci.
La présence de l’une des figures clés des années de plomb a parasité la réception de Sangue en Italie, ainsi qu’en partie à Locarno où le film était en compétition, orientant le débat sur des polémiques violentes: elle ne peut qu’être en revanche sous-estimée en France. Paradoxes d’un film dont les questions, mieux, les problèmes éthiques, politiques et historiques, ne parviennent à être affrontés ni dans son pays d’origine ni à l’étranger.
On pourrait résumer le film de Delbono par ses deux éléments « remarquables », tous deux à la lisière du scandale : l’amitié avec le brigatista, d’une part, et le choix du réalisateur de filmer l’agonie et la mort de sa mère d’autre part. D’où l’on conclura que les synthèses ne réussissent qu’à caricaturer Sangue : derrière sa dimension opaque et problématique, se cache un film qui prend systématiquement au dépourvu les attentes du spectateur par sa spontanéité, ses incises poétiques, et son engagement viscéral.
Entre intimité et histoire de l’Italie
Delbono surprend d’abord par la manière dont, s’écartant d’emblée de toute idéologie, il nous plonge dans son intimité et met en scène sa relation complice avec Senzani. La légèreté apparente de ce rapport s’estompe toutefois rapidement, dans la mesure où Pippo et Giovanni se retrouvent confrontés à un double deuil : la perte concomitante de Margherita (mère de l’un) et Anna (compagne de l’autre qui, bien qu’à l’opposé de ses convictions politiques, l’a attendu pendant sa détention et décède peu après qu’il soit sorti de prison).
Plus que la coïncidence, c’est le choc induit par ces événements qui réunit les deux hommes, de sorte que l’histoire s’exprime avant tout par le truchement d’un héritage singulier. C’est par l’exploration intime qu’un questionnement plus vaste émerge, placé sous le signe de la perte de repères : ce dont rend compte l’héritage contradictoire de Delbono, entre une mère catholique et sa rencontre avec Senzani, lui-même caractérisé tout au long de l’œuvre par une lecture critique et désabusée de son propre parcours. Le film met ainsi au jour, par l’errance de deux figures soudain déstabilisées par le deuil, le portrait d’une Italie fracturée, et l’affleurement d’une mémoire historique à travers la douleur intime, comme lorsque Senzani, dans un moment d’aparté peu après la mort de son épouse, revient sur l’homicide de Peci. Ce sont des blessures ouvertes, collectives (on songe à l’image initiale et finale des ruines de L’Aquila ), mais surtout personnelles, que Delbono explore.
Deuil, corps et images
Le questionnement introspectif domine donc cet opus du cinéaste, et suscite l’élan d’un film moins construit que conduit par les événements, ce dont témoignent ses parti pris: la violence du ressenti pousse Delbono à tout filmer, se servant des supports avec l’indifférence exigée par la soumission de l’esthétique à une urgence de captation. Sangue est ainsi tourné en caméra digitale et avec des téléphones portables: la souplesse du médium se conjugue à la fragilité de la saisie qu’il permet, à une image en branle, qui semble illustrer le paradoxe auquel se confronte le projet, celui d’une saisie se voulant totalisatrice tout en sachant qu’elle restera instable et fugace. C’est la fragilité de cette tentative qui écarte l’hypothèse d’un film voyeur, notamment devant la mort de la mère : la caméra n’est pas ici un instrument, mais un appui, le seul moyen de se distancer de la souffrance.
Saisir, donc, tout en se sachant emporté: tel semble être le dilemme de Sangue. Une circulation et une confusion constante apparaît alors entre l’œuvre et l’auteur, où le corps joue un rôle central. En début de film, lors de l’enterrement d’un ancien brigatista, la caméra s’approche du cercueil et suit en déambulant les lettres qui composent le nom de Prospero Gallinari : on devine la manualité de Delbono, dont les mains resteront omniprésentes par la suite, épaisses et fragiles, touchant, s’appuyant, entrecroisées avec celles de sa mère, ou encore affairées à tenir une (ou plusieurs!) caméra/s. Et par devers cette manualité, un corps agissant et dans le même temps perdu, à la recherche de repères, que trahissent les gestes brusques, les silences, les respirations saccadées.
Une poésie du flux
À cette charge affective et visuelle, Delbono surimpose sa narration, avec des résultats inégaux : Sangue semble pêcher par la volonté du réalisateur de s’extraire du contenu où il se débat pour l’investir d’un sens univoque, aboutissant à des réflexions parfois banales. Mais la parole de Delbono touche quand elle revêt l’apparence de la fable, dont la pudeur trahit un bouleversement intime, notamment lorsque ce dernier se rend en Albanie pour aller chercher une fiole de « poison de scorpion bleu », censé guérir le cancer de sa mère.
La poésie donc, davantage que la méditation, parvient à informer un matériau personnel « magmatique » d’où émergent des images touchantes : Senzani jetant les cendres d’Anna dans la mer, les discussions en dialecte de Delbono avec sa mère (émaillées d’une prière de Saint Augustin, et du récit d’une « vision » qui bouleverse par son humilité et la foi absolue dont il témoigne), des extraits d’une pièce de l’acteur ponctuant de leur force plastique l’ensemble.
Autant d’instants privilégiés dans ce bouillonnement où s’unissent le chaos intérieur causé par la perte et l’impulsion vitale, force première du cinéma de l’auteur, comme en témoignent les titres de ses deux dernières œuvres : Amore Carne et Sangue. Le sang cristallise alors cette sensation d’afflux impétueux qui émane du film. Sensation douloureuse et vivante : car pour citer Delbono, on ne saurait échapper à la vie, même par la mort.