Amel est une photographe professionnelle vivant à Tunis : libre et indépendante, elle expose ses autoportraits qui questionnent l’exercice du pouvoir et la place de la femme dans son pays. Seulement, le jour où son mari meurt brutalement, son monde bascule. Hébergée avec une bienveillance insistante par sa belle-famille, Amel décide d’opérer un virage dans son travail en questionnant son rapport aux hommes. Lui vient l’idée de les photographier dans leur intimité pour en capter la pudique sensualité ou encore la bestialité décomplexée. Pour son troisième long-métrage (après le fragile Le Fil et le bien plus convaincant Je ne suis pas mort), Mehdi ben Attia semble vouloir revenir à ses premières amours en confrontant l’expression du désir à un ordre social conservateur. Amel, jeune femme moderne à l’aise avec son corps et sa sexualité dans un pays qui réprouve encore autant d’audace, est en quelque sorte notre passeur entre l’espace public et les lieux clos. La mise en scène joue par ailleurs assez bien sur cette mise en opposition : aux extérieurs écrasés par le soleil ou à ces promenades nocturnes où affleure le danger se substituent des intérieurs aux éclairages tamisés et aux sons étouffés où les hommes s’abandonnent avec vulnérabilité. Ces espaces clos, constamment sous la menace d’une intrusion extérieure, permettent à Amel de renverser – à quelques exceptions près – le rapport de force traditionnel. Dociles, les hommes se soumettent aux demandes (se dénuder, aguicher l’objectif, etc.) de la photographe avec un tel plaisir qu’ils initient parfois eux-mêmes la collaboration.
Question de regards
Il est en revanche dommage que le film bute sur l’incarnation de ce regard audacieux que la jeune femme pose sur ces hommes d’une autre classe sociale que la sienne. Mis à part l’exposition finale où l’on pourra furtivement découvrir le fruit de son travail, Amel ne nous donne jamais la possibilité de scruter ses modèles amateurs au travers de ses propres yeux, le réalisateur préférant y substituer sa caméra et son regard tiers de metteur en scène. L’appareil photo est alors réduit à n’être qu’un artifice, un prétexte scénaristique qui ne vise qu’à provoquer le rapprochement corporel entre plusieurs personnes qui n’auraient jamais partagé cette intimité dans des circonstances plus classiques. L’Amour des hommes n’offre que trop rarement la possibilité de suivre le cheminement de l’artiste, de comprendre son esprit d’escalier qui l’amène progressivement à faire sauter les verrous de la morale pour livrer un travail libéré de toute contrainte. C’est d’autant plus dommage que l’actrice Hafsia Herzi se prête volontiers au jeu : d’une insolence nonchalante, peu vindicative mais capable d’imposer sa volonté du seul fait de sa présence, elle n’est pas uniquement qu’un faire-valoir et enrichit son personnage d’une détermination sur laquelle plane irrémédiablement l’ombre de son défunt mari. Le montage, à la fois doux mais d’une fluidité faussement tranquille, l’accompagne dans ce travail de deuil inattendu et peu consensuel, cherchant à rendre viscéral le rapport du personnage avec son environnement par un discret jeu de champs/contrechamps.
Éloge des corps
Une fois dépassée la question problématique de l’usage artificiel de l’appareil photo, L’Amour des hommes – comme son titre l’indique – se livre à une caressante apologie du corps masculin qui ne confine jamais au voyeurisme ou à l’exhibition gratuite. Empruntant un peu à Pier Paolo Pasolini son goût pour l’érotisation des hommes des rues, Mehdi ben Attia privent l’air de rien ces modèles de cette virilité qui assoit habituellement leur domination sociale (à l’exception de l’un d’entre eux qui résistera au dispositif). À l’heure où la Tunisie, fraîchement affranchie d’années de dictature, est menacée par les conservateurs intégristes, le film trouve alors une discrète résonance politique qui n’a pour autant rien d’anodin. Refusant de céder à la démagogie et aux oppositions faciles (Amel ne sera pas pour autant menacée par la morale publique, les seules formes de résistance qu’elle rencontrera seront plus d’ordre personnel), le réalisateur préfère faire passer ses idées en douceur en portant son attention sur les regards et les gestes. Un peu à l’image de cette très belle scène où un jeune homme, torse nu, trahit sa vulnérabilité et sa peur du qu’en-dira-t-on en voulant s’éloigner du balcon mais accepte finalement, sous l’impulsion d’Amel, de revenir dans la lumière, quitte à ce que des voisins l’aperçoivent dans ce drôle d’exercice. C’est dans ces subtils petits détails que la beauté imparfaite de L’Amour des hommes vient se nicher.