Il s’agit donc du portrait d’Amy Winehouse, celle dont on connaît déjà tout, l’égérie éphémère des années 2000, victime notoire de ses excès de blues et de la popularité de ses frasques. Sa fin est également notoire : une overdose d’alcool au cours de la tristement légendaire vingt-septième année des héros du Rock’n’roll. Un peu d’appréhension nous saisit avant la projection : orienté par le label de l’artiste, Asif Kapadia a‑t-il pris à cœur d’épingler les coupables du supplice de cette sorcière mystérieuse ? Va-t-il glorifier ce destin tragique et faire de la mort de l’artiste le signe d’une élection ?
Un rire géant
Pourtant, immédiatement, le prélude du documentaire sonde un terrain inconnu en adressant un pied de nez à cette réputation obscure. Il s’agira moins de montrer la face cachée de l’artiste (pari de bon nombre de biopics documentaires) que de mettre à jour la clarté qui expliquait son rayonnement et son charisme. On énoncera, au passage, un propos original sur ces femmes artistes réputées enclines à l’autodestruction : souvent, tout allait bien, elles étaient rieuses et aimaient à donner leur légèreté en spectacle. Ainsi, dans la première scène, face à ses copines londoniennes hilares, l’adolescente Amy entonne un « Happy birthday to you » théâtral qui rappelle l’histrionisme effronté de Marilyn Monroe. Durant tout le documentaire, Asif Kapadia réussit la gageure de nous étonner en mettant en avant la désinvolture de la jeune femme, son humour, sa quête perpétuelle d’intensité et sa peur panique de l’ennui (« It’s so boring without the drugs » confie-t-elle à son amie d’enfance le soir où elle remporte un Grammy Award). En somme, le cadavre n’est pas tout et il vaut mieux s’intéresser à la grande pulsion de vie qui l’a précédé.
Mais, Asif Kapadia ne se limite pas à ce propos sur la vitalité d’Amy, il va encore plus loin dans l’entreprise de résurrection. Ce qui lui permet de réussir son pari avec brio, c’est son traitement de la forme documentaire. De cette centaine de proches d’Amy qui ont été interviewés, il ne retient que les voix et non les images. Il évite ainsi l’effet tombeau de l’entretien-sur-canapé qui, à chaque intervention, enterrerait un peu plus profondément le sujet de l’enquête. Grâce à la richesse du matériau vidéo (et la profusion d’images personnelles) qu’il a réussi à glaner, Asif Kapadia rend Amy Winehouse omniprésente à l’écran. Cependant, le procédé n’a pas pour résultat de l’encenser et de verser dans l’hagiographie vulgaire. Les monologues très intimes souvent murmurés par les membres de l’entourage parce qu’ils sont délicats à faire entendre confèrent un aspect brut et émouvant à la trajectoire de ce personnage. Il faut ajouter que le documentariste utilise la voix de la chanteuse elle-même pour commenter son histoire au fur et à mesure. Cela donne l’impression fascinante d’un présent restitué sans téléologie. On ne cherche pas à savoir quelle brisure l’a irrémédiablement conduite à la folie et à la mort : on ne nous montre que ce qui se passe, le chaos d’une existence désordonnée faite de chutes et de rechutes. La grande beauté du film est de ne pas auréoler la mort d’Amy de prestige. Elle n’a réalisé que deux albums de son vivant mais cet échec semble résulter d’un hasard, non d’une malédiction. En écrivant puis en arrêtant subitement de créer, elle a simplement rejoint les rangs de ceux qui auraient pu mais qui n’ont pas, par le simple fait de leur volonté (évoquant, dans cette thématique, le très bon documentaire des frères Safdie, Lenny Cooke).
Le désir de la malédiction
Pourtant, le documentaire montre bien à quel point Amy Winehouse, connue pour son tempérament rebelle et son franc-parler, a constamment cherché à abdiquer sa liberté et à se ranger sous le joug d’une autorité quelconque. Dépeinte comme une petite fille ayant la terreur de l’anomie, elle erre à la recherche d’une figure tutélaire. Lorsqu’elle parle de sa mère, elle regrette que celle-ci ne l’ait pas plus souvent remise à sa place. Dans les paroles d’une chanson dédiée à son premier amour, elle regrette la trop grande vulnérabilité de ce dernier (« You should be stronger than me »). Et lorsqu’elle trouve l’amour, celui-ci prend la forme d’une dévotion mimétique proche du sacrifice humain.
Or, ce qui est pathétique dans cette rencontre destructrice avec Blake Fielder Civil (au-delà des ragots de couloir), c’est la disproportion entre la force de l’amour d’Amy (et l’album Back to Black qu’il a inspiré) et la nature fantoche de ce Londoner squelettique, bien loin d’inspirer au spectateur une même déferlante passionnelle. Entre la déception que l’on ressent face à ces vigies masculines minables (le père dépeint en vénal opportuniste) et la tolérance béate d’Amy, se dessine le motif central du film : le phénomène tragique de la cristallisation qui consiste, sous emprise, à embellir la médiocrité sans aucune modération, à confondre gaiement l’idéal et la réalité devant les yeux éberlués de ceux qui ne comprennent pas. Amy n’échappe pas au sort des grandes amoureuses : elle frôle parfois le ridicule tant elle fuit l’indépendance.
Déchets d’images
Mais, le propos intéressant du film consiste également à montrer que de jolies choses peuvent naître de cette cristallisation. Il raconte tout de même l’histoire d’un album à la carrière éblouissante, écrit sur un coin de table en une semaine, suite à une sordide histoire de tromperie qui aura duré en tout et pour tout deux mois. En somme, il ne faut pas craindre le grotesque (qui sait où il peut nous mener ?) et le documentaire en fait son mot d’ordre esthétique. Aucune image n’a été tournée par Asif Kapadia et il effectue avant tout un travail de montage parmi la montagne d’archives personnelles dont il dispose. Renversant la hiérarchie traditionnelle, les vidéos non officielles, de très mauvaise qualité, ont sa préférence. Or, en alternant ces making of de fortune tournés au téléphone portable dans des toilettes et des clichés pris à la dérobée par des paparazzi malveillants, il fait le choix de s’approprier des images « déchets », celles que l’on avait oubliées, celles que l’on laisse ordinairement à la « gutter press ». Ce parti pris de la laideur n’est pas anodin, il cherche à épouser la réalité dans ce qu’elle a de plus obscène, c’est-à-dire de plus secret et de plus honnête. La posture esthétique inverse est également représentée et traitée avec amusement dans le film. Ce sont ces moments de chanson où les paroles apparaissent à l’écran dans une police fleurie donnant l’impression d’un karaoké pour midinette (semblable à ce que l’on pourrait trouver comme vidéos de fans sur YouTube). Le contraire de l’obscène, l’embellissement orné, verse vite dans le kitsch et Asif Kapadia dénonce ainsi ce qu’il ne souhaite pas faire : se tenir à distance de la chanteuse.
Dans ces conditions, on regrette simplement la présence inutile d’images officielles tout aussi tapageuses que celles des tabloïds (shooting de Terry Richardson, couvertures de magazines, flash infos de journaux télévisés) et de plans en surplomb sur de grandes métropoles. Ceux-ci introduisent une lourdeur plus conventionnelle dans le récit et s’éloignent de la bonne idée du journal intime filmé. Si, en apparence, Amy ne nous apprend rien de nouveau sur le processus créatif de l’artiste, il a le mérite profond de nous interroger sur la trajectoire contemporaine des œuvres d’art, qui ont tendance à s’abîmer dans une multitude infinie de prolongements. Condamnée à la répétition, plus l’œuvre est mince, plus elle se noie dans un déluge de déchets dérivés. On ressort d’Amy en comprenant que la beauté est un éclair fugace qui peut naître de l’ordure et rapidement y retourner.