Le James Dean de la Formule 1, Ayrton Senna, n’avait pas encore son biopic. C’est désormais chose faite, sur le mode du documentaire dramatisé.
Senna retrace de façon précise et rythmée les grandes étapes de la carrière du pilote, depuis ses débuts dans la Formule 1 en 1984 jusqu’à l’accident qui causa sa mort en pleine course dix ans plus tard. En termes de point de vue narratif, on a là un objet digne de la pseudo-objectivité d’un article Wikipedia : les différents événements marquants du parcours de Senna sont racontés l’un à la suite de l’autre et agrémentés de quelques incursions bancales dans sa vie personnelle.
Si le film est exempt de partis pris forts dans la façon dont son sujet y est défini, il témoigne en revanche de certains choix formels qui lui donnent une réelle ampleur dramatique : élimination des interviews face caméra au profit d’explications en voix off, montage privilégiant des images à même de tisser une connivence du spectateur avec le héros, étirement des séquences à suspense, convocation d’ornements musicaux lorsque cela est jugé nécessaire pour maintenir le spectateur en captivité… Le film n’est donc pas avare d’effets faciles (le pathétique outré des scènes finales est insupportable) mais parvient, il faut l’avouer, à produire un attachement au personnage, une tension narrative et un rythme dignes des meilleurs fictions hollywoodiennes. Cette tendance à la fictionnalisation se manifeste également dans quelques détails étranges, comme cette voix particulière qui, contrairement aux autres, n’est pas identifiée par une indication à l’image, et semble émaner, post-mortem, de Senna lui-même. Si l’on peut féliciter le réalisateur d’assumer son choix de transformer un pâle compte-rendu des faits en quasi-tragédie, cela ne fait que soulever un regret plus grand qu’il n’ait pas voulu lier l’émotion à une véritable réflexion, alors même que son matériau de base lui en offrait de toutes cuites.
Ce qui permet à l’histoire d’être racontée de façon à la fois fluide, haletante et absolument étrange, est en effet la nature même des images : des archives télévisuelles pour la plupart, dont certaines n’avaient pas été diffusées à l’époque des faits. À côté d’elles, les quelques films Super 8 fournis par la famille Senna sont d’un intérêt bien pauvre. Difficile en effet de ne pas se sentir quelque peu perturbé face à ces documents qui donnent l’impression que les caméras sont présentes partout, tout le temps : on voit le pilote discuter avec ses mécaniciens, avec les organisateurs de la course ou les dirigeants de son écurie, se confier à son médecin, puis entrer dans son bolide, effectuer la course (depuis tous les points de vue possibles, dont un qui s’apparente au sien, celui de la caméra embarquée), crier victoire, sortir de l’engin, donner ses impressions sur la course, monter sur le podium, etc. Entre les courses, il commente pour diverses émissions de télévision son rapport au business de la Formule 1, à Alain Prost, au Brésil ou à Dieu. Bref, si un réalisateur avait décidé en 1984 de suivre Ayrton Senna pour pouvoir, à sa mort, raconter sa vie en 1h44, il n’aurait peut-être pas obtenu d’images aussi adéquates. Il y a quelque chose de troublant dans le fait de constater que rien de la grande histoire qui nous est racontée n’a échappé aux caméras. En particulier en un temps où peut nous venir l’idée que bientôt, rien de la petite histoire de chacun ne leur échappera non plus.
Ainsi, si le réalisateur avait fait l’économie des explications en voix-off, comme récemment Andrei Ujica dans son Autobiographie de Nicolae Ceauşescu, Senna aurait aisément pu devenir un film-essai sur la médiatisation, sur la starification et/ou sur la multiplication des doublures filmiques et photographiques de la vie. Ou encore, monté autrement, il aurait pu mettre en exergue la part impénétrable de tout fait ou personnage médiatique. D’autant plus que, du fait d’une contrainte sans doute renforcée par une certaine coquetterie, les images utilisées sont loin d’êtres transparentes : quelques images Super‑8, beaucoup de vidéo baveuse – on était à l’époque encore très loin de la HD. Ces vestiges de technologies passées raviront les nostalgiques ; elles donnent au récit une singulière patine et renforcent la photogénie du personnage. Le réalisateur aurait pu jouer de cela pour autre chose que suivre la mode, il aurait pu faire s’exprimer toute l’opacité qui réside finalement au cœur du dispositif panoptique de la télévision. Mais nulle déconstruction en vue. Asif Kapadia ne fait que raconter une histoire de plus. Déception, donc, devant tant de questions qui se soulèvent d’elles-mêmes et retombent à plat faute d’attirer l’attention du cinéaste.