Avec son récit qui substitue à la guerre froide une guerre des sexes, Anna s’apparente à un film passéiste qui essaierait, en vain, d’être actuel. Il faut peut-être envisager sous cet angle l’horizon gigogne de la narration, construite sur le motif de la poupée russe (« it’s a woman inside a woman…»), renvoyant autant à une conception de la femme comme image mystérieuse et intrinsèquement double qu’à une certaine mode du thriller à twists de la fin des années 1990 et du début des années 2000 (la trinité Memento, Fight Club et Usual Suspects). On pourrait (et d’ailleurs on le fait volontiers le temps de la projection) s’amuser et s’agacer de la multiplication grotesque des flashbacks, réduits ici à un gimmick scénaristique paresseux et suranné, mais autre chose se dessine dans ce jeu de va-et-vient, une forme d’impensé dans la manière dont Besson essaie en vain de redynamiser son cinéma. À la manière de Lucy, un autre de ses films centré sur une femme forte et mutante, Anna procède d’une opération de réactualisation, c’est-à-dire ici un goût pour le retour en arrière qui éclaire une zone d’ombre, en révélant un hors-champ plus ou moins insoupçonné, pour mieux surprendre et relancer l’enjeu. En somme, appréhender le présent implique de revenir en arrière, et on ne s’étonnera donc pas que les années 1980 ne constituent qu’un terreau, voire un prétexte pour télescoper les trahisons et les retournements de situation. Dans le même temps, Besson assume avec ce film le penchant imagier de son cinéma (en oscillant entre les décors grisâtres et modestes de l’URSS et le luxe de l’Ouest) pour faire le récit d’une femme-actrice, qui change d’identité et de camp au fil de l’intrigue et trouve la couverture idoine à ses activités dans une agence parisienne de mannequinat. Le film dresse ainsi un parallèle très clair entre l’espionnage et le shooting, les deux activités reposant sur un même rapport de force où une espionne-modèle, dirigée par un superviseur/photographe autoritaire (et qui recourt à de nombreuses caméras de surveillance), tente de s’affranchir et de recouvrir son libre arbitre.
Cet entrelacs ouvre sur un thriller assez pauvre, où Besson reste toujours en-deçà de ses modèles (cf. la scène d’action dans un restaurant, sorte de version miniature de la boucherie finale de Kill Bill 1), mais il faut reconnaître une forme de curiosité à voir le cinéaste esquisser, du moins en apparence, un début d’autocritique : ce photographe libidineux et grossier, ne serait-ce pas le cinéaste lui-même ? Et ces agents haut placés, ne pourrait-on pas les envisager comme des metteurs en scène trop sûrs d’eux et qui, finalement, verront leur muse échapper à leur emprise ? C’est toutefois là qu’Anna se révèle être un film grossièrement opportuniste. Si le cinéaste envisage le corps féminin avant tout comme objet de fantasmes, cette tendance se voit toujours contrebalancée par un féminisme de surface (le cliché de la femme forte et virile, qui remet les hommes à leur place), ici actualisée à l’aune du tournant #Metoo. Cette contradiction accouche d’un sublime lapsus. Bien que les personnages féminins finissent par triompher de ces « mâles dominants » dont le personnage d’Helen Mirren, vieille matriarche du KGB, dit « avoir assez », Anna se referme sur un dernier mot, lâché sur un mode humoristique, mais qui n’en résume pas moins le fond du regard que Besson pose sur ses figures : « Salope ».