What happened to baby Besson ?
Il fut un temps, pas si lointain, où la sortie d’un film de Luc Besson était encore un (petit) événement de cinéma. Le public (indulgent) et la critique (sévère) étaient pareillement intrigués par l’évolution de carrière de ce réalisateur qui avait su, dans les années 90, atteindre une vieille chimère : marcher sur les plates-bandes du cinéma américain tout en préservant son identité. Séduisant les jeunes cinéphiles et repoussant les vieux critiques, il avait su cultiver un certain mystère sur sa condition de cinéaste entre auteur culte, artiste incompris et usurpateur. Et depuis Jeanne d’Arc en 1999, nanar hallucinant qui a fait sauter d’un coup toutes les coutures de son « style », Besson semble peu enclin à entretenir son culte, ou du moins le fait-il avec de moins en moins de conviction. Aujourd’hui, si le phénomène médiatique reste (plan com oblige), l’aura du cinéaste s’est volatilisée. C’est dans ce contexte qu’est sorti son dernier film, Lucy, gros film d’action SF porté par des stars hollywoodiennes (Scarlett Johansson et Morgan Freeman) et un marketing massue axé sur le supposé succès du film outre-Atlantique. Film dont on n’attend strictement rien si ce n’est l’envie hasardeuse de vérifier ce qu’il reste du réalisateur du Grand Bleu et de Nikita après les années EuropaCorp et la tentative (foireuse) de créer une franchise pour enfants. Lucy est bel et bien la réponse à cette question.
Mais avant de parler du film, il faut revenir un peu sur la carrière et le cinéma de Luc Besson, sur ce qui a fait son succès et comment il a commis la prouesse d’utiliser les moyens hollywoodiens sans être contraint de s’y soumettre. Ce qui le distingue des autres réalisateurs de sa génération, c’est qu’il n’appartient à aucune école, qu’il ne se rattache à aucune tendance. Il est bien trop sentimental pour correspondre au cinéma américain (genre Kassovitz), bien trop méthodique pour être proche de la Nouvelle Vague (genre Carax), bien trop jeuniste pour être du côté de la QF (genre Jeunet), bien trop comique pour être un clipeur ou un publicitaire (genre Fincher). En vérité, Besson avait ce mérite finalement rare d’avoir une vraie singularité, de ne faire des films qui ne correspondaient qu’à son idéal et à rien d’autre. Et, à défaut de le rendre bon, cela rendait au moins son cinéma attachant. On pourrait le rapprocher d’un Lelouch, lui aussi à part et indépendant dans le cinéma français – le pompiérisme en moins. Pourtant, avec les années 2000 et l’avènement de sa toute-puissance économique, il a eu la volonté pour le moins saugrenue de transformer sa précieuse singularité en méthodologie. Idée piteuse et grotesque. En disséquant son style, en le dispatchant en une multitude de petites techniques mesquines disséminées partout dans les étapes de fabrication d’un film comme pour mieux le contrôler, il a détruit le peu de spécificité de son cinéma. Il a même fait pire que ça : il s’est détruit lui-même.
Le Luc entre deux chaises
Lucy ne raconte pas autre chose. La trame est typiquement bessonienne avec son héroïne qui doit être sacrifiée avant de renaître sous forme de professionnelle implacable, mue par un désir de mort inextinguible. Lucy, jeune touriste de 25 ans, est donc brisée (corps et âme) par un gang coréen basé à Taïwan avant de devenir « autre », grâce à une drogue explosive éparpillée dans son corps qui lui confère le pouvoir d’utiliser ces capacités cérébrales de façon exponentielle. Plus son pouvoir grandira, plus elle se rapprochera de l’omniscience, mais au prix de son humanité. Ce qui coince d’emblée dans cette histoire pas plus bête qu’une autre, c’est que l’on y retrouve toutes les articulations scénaristiques foutraques de l’écurie EuropaCorp, chez qui on imagine bien plusieurs pools de scénaristes tarabiscoter la moindre scène avant de les rafistoler entre elles et d’essayer de faire tenir le tout debout (mais reconnaissons à Besson sa bonté d’âme envers ses collaborateurs quand il assume de son seul nom l’écriture boiteuse du film). S’en suit une accumulation d’incohérences ridicules, d’ellipses incompréhensibles et d’approximations scientifiques totalement calamiteuses (d’autant plus embarrassantes que le film se complaît dans des logorrhées biologiques simplettes et redondantes pour sous-titrer son action). Ballotté par ce script-patchwork truffé de stock-shots métaphoriques surlignant la moindre intention, le récit perd tout sens de l’équilibre (le montage abrupt et la durée relativement courte du film laissent présumer du chaos total qu’a dû être la post-production).
Tout cela ne serait dans le fond pas si gênant si le film parvenait à trouver son point d’ancrage dans les pouvoirs de Lucy. C’était le sujet du formidable X-Men : Days of Future Past, où pour chaque pouvoir mutant Singer essayait d’inventer une façon de les filmer et de les mettre en jeu. Lucy, à elle seule, cumule tous les pouvoirs des X-Men (télékinésie, télépathie, mutation, voyage dans le temps, force surhumaine etc.) sans la moindre logique (donc sans enjeu), sans que la manière pantouflarde de filmer de Besson – qui a définitivement perdu son inspiration visuelle – moufte, sans que jamais cela devienne un défi esthétique, se contentant plutôt d’être un tour de passe-passe paresseux du scénario. Comme si, au fil de l’intrigue, il fallait lui inventer une nouvelle capacité surhumaine sortie d’un chapeau magique pour s’en tirer et faire avancer une histoire qui ne sait pas trop où aller.
Luc dans le ciel avec des diamants
Forcément rien n’accroche, rien ne tient en place, si bien que Besson ne filme pas vraiment son histoire, il la survole, comme cette fin qui remonte gratuitement jusqu’aux origines du monde en quelques secondes. Il brasse ses scènes comme on fait défiler les pages d’un annuaire avant d’arriver à la bonne lettre. Autrement dit : il s’en tape complètement ! Ce qui est d’autant plus curieux que le film a de l’ambition, qu’il prétend s’élever vers un absolu métaphysique mais sans s’en donner un seul instant les moyens. Il y avait pourtant de belles scènes à saisir, quelques moments de grâce pas très compliqués à mettre en place ; la candeur naïve de Besson parvenait parfois à être touchante. Ici, quand Lucy rencontre son homologue simiesque (: Lucy, le premier des êtres humains), il y avait matière à quelque chose de tellement osé et grossier que le film aurait pu exister le temps de ce contact. Au lieu de quoi, il n’en ressort qu’une scène épouvantablement quelconque. Devant un tel désinvestissement, on en vient à supposer que Lucy ne devait être qu’un projet parmi d’autres dans le réservoir d’EuropaCorp mais pour lequel il fallait bien Besson à la réalisation pour que les vedettes acceptent de s’engager (ce qui a également dû être le cas pour Malavita). De porteur de grosses productions ambitieuses, le voilà réduit à la déprimante fonction du patron qui accepte de mettre la main à la pâte pour faire tourner la boîte…
Alors, comme souvent dans les films faits par des gens qui s’en foutent, l’histoire est un symptôme, elle ne raconte que l’état dans lequel un réalisateur la récupère et la laisse. Le parallélisme entre une Lucy et un Besson surpuissants est trop tentant, trop exact. Chez l’une, le pouvoir n’a ni queue ni tête, et elle finit par se déshumaniser à mesure que celui-ci croît. Elle se fixe donc comme objectif de transmettre son savoir (dont on ne saura par ailleurs jamais rien) à des humains qui l’indiffèrent totalement. Chez l’autre, devenu homme le plus puissant du cinéma européen, l’intérêt pour le cinéma a totalement disparu, au point de produire et réaliser n’importe quoi, n’importe comment, contrôlant des projets sans intérêt sur lesquels il applique son empreinte sans que cela apporte une quelconque plus-value, n’essayant même plus de faire semblant. Sa dernière lubie réside dans l’enseignement de sa méthodologie à des étudiants qui n’en retireront jamais rien (il a annexé l’école Louis-Lumière à sa Cité du cinéma et il donne de très coûteuses conférences sur comment faire un film – on aimerait bien voir ça). L’histoire d’EuropaCorp est celle d’un empire qui n’a rien à conquérir, d’une entité gigantesque qui règne sans avoir à s’en donner la peine, d’un immense gâchis qui n’a même pas pour lui d’aller jusqu’au bout de son cynisme, pas assez rance pour être détestable, tout juste suffisamment nul pour être oubliable. Une anomalie industrielle qui indiffère royalement, à l’image de Lucy, consumée par son pouvoir et qui se désintègre sans que ça dérange ni elle, ni nous, là où Besson, lui, a fini par totalement se désincarner. À la fin du film, de Lucy, il ne reste plus que son pouvoir. Aujourd’hui, de Besson, il ne reste plus qu’EuropaCorp. Le pouvoir est une aliénation.
« Lucy », le titre du film et le prénom de l’héroïne, n’est pas en réalité une référence à la première femme de l’humanité. Il s’agit simplement de la forme féminine du prénom Luc.