Jean-Jacques Jauffret n’est pas un petit nouveau dans le paysage du cinéma français. Il assista jadis Jean-Claude Biette, Louis Skorecki et Cyril Collard – excusez du peu –, puis passa producteur exécutif sur Les Démons de Jésus de Bernie Bonvoisin. Son premier long-métrage n’est pas des plus faciles à défendre, et pourtant il le faut. Il le faut car il y tente beaucoup de choses, assez hardiment. Il ne les réussit pas toutes, loin de là, mais atteint par moments une intensité rare.
Après le sud affiche de hautes ambitions, parfaitement louables : transplanter le sentiment tragique que vivaient les rois et reines du théâtre antique chez les plus humbles de nos sociétés modernes, sous le saint patronage du cinéma de Pasolini – celui d’Accattone et de Mamma Roma. Ce n’est pas pour rien que le film se déroule à Marseille sous un soleil de plomb, sur une terre incandescente : pour retrouver quelque chose de la lumière italienne des années soixante, cette façon qu’elle avait de brûler la pellicule tout en intimant un destin à ses créatures. Jauffret nous propose de suivre parallèlement la journée de quatre personnages liés par un même drame à venir : Anne (Sylvie Lachat), une femme obèse qui va se faire poser en secret un ballon gastrique ; sa fille Amélie (Adèle Haenel), adolescente et caissière se découvrant une grossesse inopportune ; son petit ami Luigi (Ulysse Grosjean), ragazzo marseillais aux cheveux bouclés, bon fils voulant fuir en Italie chez sa mamma après la gifle qu’il a reçue de son père ; Georges (Yves Ruellan), ouvrier à la retraite gaulé par les vigiles du supermarché pour avoir tenté de voler un disque de Mozart.
Dans l’ensemble – au niveau du collectif de personnages –, Après le sud a les défauts du film a sketches. Tous les destins ne sont pas égaux devant la loi du récit : certains apparaissent, tout bêtement, plus profonds, plus complets que d’autres (les jeunes ne sont pas gâtés et Ulysse Grosjean, en dépit de son physique pasolinien, se révèle un bien piètre acteur). Ce serait négligeable si Jauffret ne se montrait à ce point gagné par le fantasme de la convergence. Le destin, on le sait, agit comme un entonnoir : il dirige ce qui semblait libre, il pousse toute chose au même point de rencontre. Mais le destin, c’est aussi une image du récit et de la création, partant du film et de son « autorité », où le couple auteur-personnage renvoie au couple Dieu-Homme. Et, il faut bien le dire, c’est souvent l’occasion pour le récit de se regarder vivre et de tomber dans la tentation du virtuose.
Jauffret lui prête le flanc en insistant un peu trop sur les nœuds gordiens de la fatalité, ces instants où les personnages se croisent sans savoir que se joue là tout leur destin. Ponctuellement, le film semble jouir de sa mécanique, s’enivrer de son vertige tragique, se satisfaire de sa hauteur de vue – ce qui, clairement, ne lui ressemble pas. Dans les faits, le cinéaste va jusqu’à répéter trois fois, sous trois points de vue, la scène du supermarché, où Georges se fait arrêter par les vigiles tandis que Luigi et Amélie s’engueulent une caisse plus loin – attention convergence ! Cela donne parfois l’impression que Jauffret rame à rassembler ses quatre plans de récit, aux enjeux très nettement isolés, sous une même fureur olympienne. On regrette enfin que le climat provençal ne soit pas plus largement exploité : la canicule tombant du ciel comme une enclume, soumettant les corps, gommant le libre arbitre, poussant les être vers la mort, aurait convenu idéalement à l’expression du tragique.
Ceci dit, au niveau individuel, le film réussit de poignantes percées, des moments de suspension terrifiants, qui touchent bien plus à l’essence d’une tragédie moderne que la valse maniériste des points de vue. Prenez cette scène où Anne attend son opération dans une chambre d’hôpital. Le chirurgien vient clairement de lui spécifier, quelques minutes plus tôt, que toute ingestion de nourriture serait dès lors dangereuse. Mais voilà, la pulsion est trop forte. Laissée à elle même, Anne ne résiste pas et se jette sur des pâtisseries. À ce moment, c’est l’animal qui parle, qui prend le dessus, et la raison vaincue ne peut plus qu’observer sa défaite à grands coups de sanglots et de spasmes. La scène est forte, l’actrice Sylvie Lachat admirable, et tout cela donne à voir la déroute du libre arbitre, l’inflexibilité de ce que la tragédie classique appelait « passions », de ce que nous, modernes, appelons « pulsions ». On sent, à ce moment, que Jauffret est en pleine possession de son sujet, et que, certainement, ce sujet le possède aussi.
Plus largement, le cinéaste excelle à décrire ce moment où le regard de l’autre devient une prison, se referme sur nous et nous enceint dans un préjugé auquel il devient difficile, sinon impossible d’échapper. Amélie se rend, au terme d’une journée de travail écourtée, au décompte. Elle se sent mal, elle veut rentrer chez elle, retrouver Luigi. L’employé lui annonce qu’il manque 250€ dans sa caisse. Stress. Un incendie se déclare dans l’entrepôt où travaille Luigi. Il doit l’éteindre et en assumer la responsabilité devant son père, contremaître à l’usine, très remonté contre lui. Stress. Au supermarché, Georges fait sonner le portique de sa caisse. Deux vigiles le cueillent et le conduisent au PC Sécurité. Ils trouvent un disque dans sa poche. Leur politesse fond comme neige au soleil. Stress. C’est précisément dans ces poches claustrées du récit, où l’air se raréfie, où les murs se resserrent, où la panique prend le pas sur le reste, que le film atteint ses pics d’intensité et répond au mieux à ses ambitions. Parce qu’alors, le sentiment tragique se condense en un regard hautain, qui se pose sur vous, vous juge sans procès et, dans un éclair, vous dicte votre destinée.