Une œuvre romaine
En 1962, un an après ses débuts au cinéma avec Accattone, Pier Paolo Pasolini donne naissance au second opus de son œuvre cinématographique : Mamma Roma. Les borgate, ces « faubourgs » de la banlieue de Rome où dans l’après-guerre s’amassent la population chassée du centre-ville par la politique de grands travaux fascistes et les premières vagues d’immigrés venus du sud de l’Italie, en constituent, plus que le décor, le véritable point focal. Ces aires désolées, où les vestiges de la campagne se mêlent à une urbanisation des plus précaires, forment l’extrême marge de la capitale, espaces en friches dont les habitants, ostracisés du centre ville, mènent une existence marquée par la faim, la délinquance, la misère, et l’omniprésence de la mort. C’est cet « envers » de Rome et son humanité archaïque qui constitueront l’ancrage poétique au sens large de la production pasolinienne à partir de la moitié des années 1950 jusqu’au début des années 1960.
Ainsi, Pasolini poursuit, travaille, rénove au travers du médium cinématographique un discours initié plusieurs années auparavant, en poésie (les Cendres de Gramsci), mais surtout avec ses romans, Les Ragazzi et Une vie violente. Pour l’auteur, le passage au cinéma est un changement d’ordre avant tout technique, qui touche aux moyens permettant d’exprimer, de représenter un même monde : c’est précisément de cette démarche que son œuvre filmée tire à la fois sa nouveauté et sa cohérence. D’Accattone à Mamma Roma, il y a donc, pour reprendre l’expression de Hervé Joubert-Laurencin, « consolidation d’un univers » : les deux œuvres ont en commun non seulement le référent des borgate, mais aussi et surtout la vision que porte Pasolini sur celles-ci. Toutes deux témoignent de l’immense amour du poète pour ces lieux et ces hommes, dont il perçoit la sacralité profonde, en même temps que du regard féroce de celui-ci sur la société italienne d’après-guerre. Les borgate, et l’existence misérable, aux allures de fatalité tragique, qui est le seul lot de ceux qui y vivent, constituent à cet égard un véritable acte d’accusation. Ainsi, comme Accattone, Mamma Roma, en nous montrant les vaines tentatives d’une ancienne prostituée pour accéder à la condition petite-bourgeoise, afin d’offrir un avenir à son fils et de le soustraire à la cruauté du monde dans lequel tous deux évoluent, se veut le récit d’un rachat impossible.
L’absence de Dieu
L’œuvre débute par un repas de mariage : non pas celui de Mamma Roma, mais de son ancien mari et « mac », Carmine. Toutefois, dans ce mariage qui n’est pas le sien, la plus heureuse est la protagoniste, enfin libérée du joug de la prostitution et prête à commencer une nouvelle vie. L’emprunt à Léonard de Vinci est certes résolument sacrilège, pour cette « cène » mêlant paysans, macs (respectivement convives de la mariée et du mari), et trois petits cochons (amenés par Mamma Roma dans le restaurant), mais il n’est pas injustifié, car c’est une trahison qui va se jouer sous les yeux du spectateur.
Entre la « mère » et les mariés débute une joute chantée où derrière chaque « fleur », ouverture d’un nouveau chant, se cache une pique (« Fleur d’acacia », « Fleur de sable », « Fleur de menthe », « Fleur de citrouille », pour conclure avec un éloquent « Fleur de merde »). Par cet échange néanmoins, c’est surtout un chantage mutuel et, de ce fait, une cessation des hostilités sur fond de statu quo, qui est signé. Mamma Roma menace Carmine de tout révéler (« si je dis tout, je ruine cette compagnie »), avant de lui recommander la prudence devant un « innocent » (« il y a ici un innocent, il vaut mieux qu’il ne voie et qu’il n’entende pas »): la mariée, semble-t-il au premier abord, mais surtout le fils du couple, qui est présent lui aussi. Une fois le mariage de Carmine ruiné, c’est-à-dire à peine quelques semaines plus tard, ce dernier sera le seul à être resté en possession d’une vérité compromettante, libre dès lors d’exercer pleinement son chantage et de réduire en poussière les aspirations de sa première épouse.
Un martyre paradoxal
Que désire Mamma Roma ? Lors des retrouvailles avec son fils Ettore, celle-ci lui expose clairement ses projets : revenir tous les deux à Rome pour mener ensemble « une vie de chrétiens », à savoir dans l’italien courant une vie de gens « comme il faut ». Cruelle ironie : c’est une existence de martyrs qui attend nos deux personnages. Certes, la protagoniste triche, par les ambitions démesurées qu’elle nourrit pour son fils et son refus de suivre le conseil du prêtre (« repartir à zéro »). Mais ce même conseil a quelque chose de vain dans un monde où précisément la faute n’est jamais effacée, et se révèle inexpiable parce qu’omniprésente, rejaillissant sur tous les membres de la communauté (« à qui la faute ? », tel est le questionnement désespéré de Mamma Roma dans sa seconde déambulation sur le carrefour), un monde où le mal se transmet d’une génération à l’autre. Celle qui se moquait du père de l’épouse au début du film en lui demandant « tu veux nous apprendre la Bible ou quoi ? » se retrouve soudain à s’adresser, seule, à un Dieu qui reste muet devant ses tourments, quittant la communauté païenne et cynique dans laquelle elle avait jusqu’à ce jour évolué sans parvenir à en trouver une autre.
Car si Mamma Roma cherche avec acharnement à cacher sa faute, le lourd secret dont elle est porteuse, en amenant le scandale, révèle également le pharisaïsme de cette société petite-bourgeoise et des gens « respectables » dont elle veut rejoindre les rangs. C’est sans doute là que se situe l’indignation véritable d’une œuvre toute entière en résonance avec Roma Città Aperta de Rossellini (le choix d’Anna Magnani est à cet égard significatif) : si le premier film portait les espoirs de la résistance, offrant l’image d’un catholicisme rédempteur et combattant, le second nous montre un monde vidé de Dieu, où seule subsiste la damnation. Une transition brutale illustrée par le paysage du nouveau quartier où s’installe la protagoniste : la glorieuse coupole de Saint Pierre qui concluait le film de Rossellini a fait place à « la laide église du régime démocrate-chrétien, vide », pour reprendre le scénario, symbole de la trahison des idéaux de la résistance par le pouvoir (Hervé Joubert-Laurencin).
Après Accattone
C’est précisément de ce décalage perpétuel entre les protagonistes et la réalité au sein de laquelle ils évoluent que se nourrit le tragique propre aux deux premières œuvres pasoliniennes. En voulant la dépasser, ils exposent la misère de leur condition tout en révélant, d’une part, l’inanité des alternatives (devenir petit-bourgeois, comme ce patron de restaurant que Mamma Roma, après l’avoir vu à l’église, fait chanter grâce à l’aide de son amie et « collègue » Biancofiore ?), et d’autre part, la brutalité d’un destin qui ne leur octroie aucun répit. Cette fracture tragique se combine dans Mamma Roma à un brouillage généralisé des rôles, manifestant une perte totale de repères et de valeurs. Le travestissement est partout, depuis les signes les plus badins (le camarade d’Ettore dérobant le chapeau d’une jeune fille pour le porter quelques secondes) jusqu’aux aspects essentiels de la psychologie des personnages.
Ainsi, dans son premier échange avec son fils, la mère se montre parée des atouts du père, en collant ses cheveux sous son nez pour simuler la moustache de Carmine. Elle arrache ensuite la couronne de la mariée avant d’entamer, en la portant, une danse avec le petit Ettore. Ce mariage symbolique de la mère et du fils est « béni » par le père, qui destine son enfant à devenir à son tour « pappone », mac. La prostitution se révèle alors comme l’expression la plus claire d’une inversion constante des rôles : la mère possessive semble offrir de l’argent à son fils parfois comme « cliente » (ainsi lorsqu’elle vient le « racoler » au début du film alors qu’il se trouve parmi ses amis – Hervé Joubert-Laurencin), parfois comme mère-putain. Cette duplicité dans les rapports de force parcourt l’œuvre toute entière : l’autorité de la mère trahit son absence totale de prise sur son enfant, et sa démarche résolue se mue lors de la scène des retrouvailles en boitement douloureux. Le père, bourreau de l’intrigue, manifeste en même temps une fragilité infantile, reprochant à Mamma Roma de l’avoir épousé dans la fleur de sa jeunesse, et de lui avoir ainsi ôté son innocence : il endosse alors le rôle du fils, nouant une relation de camaraderie plutôt que de paternité avec Ettore.
Ce dernier, au contraire, est un jeune adolescent voulant à tout prix se faire passer pour un adulte. Seul, déraciné, orphelin malgré la présence de sa mère, ce futur Accattone reste un éternel enfant que la maladie a empêché de grandir, travestissant des lors son immense fragilité derrière des allures de mauvais garçon. Parmi les rares scènes où cette pauvre créature (pour reprendre les mots de Mamma Roma) quitte son masque fait d’hermétisme et de feinte indifférence, la plus touchante est sans doute celle où l’on voit Ettore esquisser un petit « sketch » clownesque devant un groupe de jeunes filles. Dans les mimiques qu’il effectue, traversant les ruines des thermes romains, passant d’un arc à l’autre comme s’il s’agissait d’une scène de théâtre, le jeune homme révèle tout le potentiel comique, chaplinien plusieurs années avant l’exploitation résolue de cette inspiration dans Uccellacci e Uccellini, de sa démarche de jeune adolescent avançant avec une allure gouaille, engoncé dans une chemise trop grande pour lui.
Dernière touche au tableau, la présence de Bruna, à savoir la jeune fille avec qui Ettore vit son initiation sexuelle. Jeune fille plus que disponible : quand Mamma Roma demande à son voisin au marché « à qui son fils a mis des cornes », la réponse est éloquente : « À Rome toute entière ! » Et pourtant Bruna, si elle est détestée par la mère, l’est peut-être d’autant plus qu’un lien profond les unit : ouverte à tous, elle nous apparaît tout d’abord en compagnie d’un jeune enfant dont la vie, comme celle d’Ettore au même âge, est menacée par une maladie. La situation de la protagoniste est explicitée ici avec une force iconique rare : Mamma Roma, mère de tous incapable d’être mère d’un seul, Madone d’un enfant condamné par sa fragilité à périr devant les coups de l’existence.
En ce sens, les similarités entre Mamma Roma et Accattone sont frappantes. On perçoit nettement dans ce dialogue entre les deux films la difficulté inhérente à l’œuvre « seconde », celle qui suit l’urgence, la plénitude expressive, et le caractère absolu du premier opus.
À cet égard, il y a plus qu’une simple parenté entre les deux films, tant au niveau des thématiques abordées que des choix esthétiques de l’auteur : usage d’une lumière exacerbée, traitement frontal des personnages et des perspectives fidèle à l’inspiration figurative de Masaccio, pastiche opéré par la juxtaposition d’une réalité sordide avec le sublime du Concerto en do majeur de Vivaldi, après la Passion selon Saint Matthieu de Bach qui orchestrait Accattone. Des similarités qui n’échapperont à Pasolini, lequel ira jusqu’à se reprocher ce qu’il considère comme un défaut de l’œuvre :
« Mamma Roma est l’œuvre où pour la première fois de ma vie je me suis répété. Je me suis répété, et j’ai commis cette erreur, par ingénuité. Dans la vie il faut être ingénu, mais l’être dans le domaine de l’esthétique est une faute.» (Entretiens avec Jean Duflot, Les Dernières Paroles d’un impie)
Confession dont la valeur est quelque peu ambiguë quand on sait d’une part à quel point la répétition, le dédoublement, et les différences émergeant au cœur de ce processus tiennent une place fondamentale chez l’auteur. Car Mamma Roma vient en un sens mettre à mal la perfection et l’achèvement esthétique d’Accattone, et ce tout d’abord à travers la juxtaposition d’une actrice du niveau d’Anna Magnani à un cast entièrement constitué de non-professionnels. La performance de la Magnani met effectivement en danger la cohérence d’une idée de jeu reposant avant tout sur la présence directe, et sur la maladresse inhérente à toute vraie spontanéité. Mais ce décalage, s’il échappe aux intentions de l’auteur, n’en offre pas moins un contraste intéressant : car la force vitale, l’explosivité et la virtuosité du jeu de l’égérie néo-réaliste répondent aux moues incertaines d’Ettore (Ettore Garofalo), à sa démarche chancelante, à ses phrases timides et rauques. Le film rend hommage au néo-réalisme par l’intermédiaire de son incarnation la plus célèbre, tout en tirant profit de ses ressources pour inaugurer une nouvelle approche de ce réel italien si nécessiteux d’être représenté.
Surtout, la différence centrale entre Accattone et Mamma Roma relève du maniement de la caméra et de son rapport au mouvement. Tandis que la première œuvre manifestait un véritable hiératisme de la ligne, représenté par la marche tranquille, impassible et profondément lasse de son protagoniste, Mamma Roma est tout entier traversé par la courbe. Qu’il s’agisse de la foulée impétueuse de son héroïne ou d’Ettore et ses déambulations incertaines, des motifs de la danse et de la course, tous deux essentiels dans l’œuvre, ou encore des arcs illustrant sans cesse les passages qui structurent cet univers (de l’ancienne à la nouvelle maison, en passant par les ruines de l’aqueduc), l’œuvre manifeste la virulence d’un mouvement vital forcé d’épouser une courbe redondante, cyclique, revenant toujours sur elle-même, et sans cesse exposé, s’il prend la tangente et tente d’y échapper, au risque d’une catastrophe. Ainsi de ce tango effréné où mère et fils chutent, ainsi de la séquence en moto évoquant l’accident mortel d’Accattone en filigrane, ainsi, enfin, des deux scènes splendides où nous voyons Mamma Roma quitter le trottoir puis y revenir : le mouvement fier qui anime sa démarche et les courbes sinueuses à travers lesquelles il évolue, d’abord porteurs d’une ivresse bienheureuse, grondant d’énergie, se transforment ensuite en errance désespérée, vertigineuse, au sein de ce qui a pris l’apparence d’un giron de l’enfer. Ce sont des destins inéluctables que Pasolini nous montre, mais peut-être est-ce l’acharnement vital de ces forcenés qui reste le plus précieux à garder en mémoire.