D’abord, réglons la question qui vient la première à l’esprit a priori, mais qui s’avère assez secondaire à mesure que le film avance : Assassin’s Creed perpétue-t-il la malédiction qui pèse depuis les origines sur les adaptations de jeux vidéo au cinéma ? À quoi nous nous surprenons à répondre par un prudent « Pas tout à fait…» — une surprise, sinon heureuse, du moins encourageante alors qu’on n’attendait strictement plus rien de ces terres de désolation. À défaut d’être bon, le film chapeauté par le géant de l’édition vidéoludique Ubisoft (à l’origine de la franchise) et aux manettes confiées à Justin Kurzel s’avère regardable de bout en bout sans trop d’embarras (passé l’introduction ratée, en tout cas), et offre au moins une satisfaction à laquelle ne peuvent prétendre ses congénères : celle de pouvoir être vu et considéré comme un film à part entière, appelant à des considérations cinématographiques, et non comme un énième produit bâtard et dégénéré commis par des volontés incapables d’appréhender la transition entre deux media audiovisuels. Dans cette adaptation, on ne s’est pas empêtré à tenter de décalquer une narration singulière pour un résultat aberrant (Max Payne), ni contenté d’un regard superficiel et méprisant pour pondre de la série Z racoleuse en série (Tomb Raider, Resident Evil), ni confit dans un fan-service obtus tout de maniérisme et de name-dropping en oubliant de donner corps à des personnages et à un monde (Warcraft : le commencement). On a au moins eu pour premier objectif de faire un film qui tienne la route, et dans cette catégorie c’est un réflexe vraiment bienvenu.
Un progrès, mais pas tout à fait un miracle dans ce cas précis, et sans doute même le signe d’une limite. La mythologie d’Assassin’s Creed, jusque dans ses aspects fantastiques, Ubisoft a tâché de l’ancrer profondément à une base historique et politique vraisemblable qui réduit la complexité des passages entre media — et de fait, la franchise a déjà été déclinée en courts-métrages, romans et bandes dessinées. Surtout, en jeux vidéo comme en film, l’éditeur l’aborde en soignant l’esthétique, les décors, le background historique et politique, mais en ne cachant jamais (en tout cas, jamais de façon convaincante) sa visée de créer des produits soumis à un cahier des charges permettant d’en créer variations et dérivés rapidement et en quantité. Si bien que les limites du film Assassin’s Creed, celle d’un blockbuster hollywoodien pas si inspiré qu’il fait mine d’être, s’avèrent très proches de celle de la franchise de jeux homonyme qu’Ubisoft a érigée en gamme blockbuster standardisée et sans trop de surprises — un gage de fidélité, dira-t-on.
Y a‑t-il une âme dans l’Animus ?
De la complexe (d’aucuns diront : confuse) mythologie d’Assassin’s Creed, le film avance surtout grâce à un motif : la mise en abyme des pulsions du joueur, flattées ici chez le spectateur. Soit un antihéros contemporain qui, arrimé à une machine révolutionnaire de réalité virtuelle basée sur la fictive « mémoire génétique », revit puis adopte les actions et les préceptes d’un héroïque lointain ancêtre qui fut membre de la confrérie des Assassins, combattants de l’ombre hors pair au service d’une philosophie qu’on qualifiera rapidement de libertaire. Soit l’occasion rêvée de briller par des acrobaties inspirées du parkour (sauter de toit en toit, courir sur les murs) et des techniques de combat foudroyantes, que ce soit dans des décors séculaires dépaysants (l’Espagne de 1492) ou les couloirs d’un laboratoire-prison-sanatorium de notre époque.
Sous son vernis scénaristique et intellectuel (sur lequel on reviendra), le film mise essentiellement sur cette jouissance de la prouesse physique, ménageant d’assez longues scènes de courses-poursuites acrobatiques émaillées d’affrontements rapprochés à la vivacité redoutable. Il fait miroiter ce plaisir, mais celui-ci, regrettablement, ne vole pas très haut — faute sans doute d’une vraie audace de la mise en scène des corps dans l’espace, et d’une vision de l’exploit surhumain. Les chorégraphies sont exécutées avec compétence, mais quelque peu lestées par l’impératif de rester réalistes et terre à terre. La réalisation tâche de rendre ces mouvements dans leur fluidité, mais manque d’idées dans la mise en valeur des corps, des gestes et du terrain, reste laborieuse dans son découpage, porte le poids des exécutants attelés à leur tâche par professionnalisme plus que par envie. Même l’action la plus impressionnante (le « saut de la foi », plongeon surhumain d’une hauteur vertigineuse) se voit sèchement expédiée au moyen d’une ruse de montage, comme si le film avait peur d’oser jusqu’au bout l’extraordinaire. Mais c’est surtout le gadget de la réalité virtuelle, les prouesses d’une époque jouées depuis une autre, qui rend le spectacle encore moins aérien. Si le montage alterné entre 1492 et 2016 fonctionne plutôt bien dans sa simplicité, l’apparition d’images vaporeuses de la partie en costumes au cœur des images contemporaines (on voit ainsi le héros face-à-face avec l’image de l’ancêtre qu’il est censé jouer) ne font qu’ajouter une grosse note de mysticisme pesant.
Vire ta capuche !
On touche là à l’autre limite d’Assassin’s Creed : la place encombrante d’éléments décoratifs soignés mais jamais vraiment travaillés, ce qui concerne à peu près tout ce qui n’est pas une scène d’action. Cette limite appartient déjà aux jeux de la franchise, on pourrait même dire à la « touche Ubisoft » : on pousse loin le détail des villes reconstituées, la richesse en références historiques, mais toutes ces gâteries culturelles ne restent jamais qu’un arrière-plan cadré pour laisser passer les rails d’un gameplay standardisé. Le film a des pratiques similaires, voire plus expéditives. Décors urbains et naturels ne sont qu’un immense mais vague tapis que l’on foule aux pieds, ou que l’on survole à toute vitesse pour éviter que l’œil ne s’attarde trop sur le manque de détails. Des personnages historiques tels que Torquemada ou le dernier sultan de Grenade ne sont que des figurines prétextes de prestige pour le scénario. Les Assassins eux-mêmes sont menacés d’être réduits à des figurines, à force de devoir porter en toutes circonstances leurs accessoires iconiques tels que la capuche pour être caractérisés, fût-ce en dépit du bon sens de la situation (le film va jusqu’à en affubler le héros encore enfant !).
Ultime élément de décor encombrant, peut-être le plus gênant : les idées, agitées généreusement mais sans discernement par un scénario meublé de dialogues explicatifs. Dans une intrigue fidèle au conspirationnisme de la mythologie des jeux (les Assassins combattent depuis des siècles une autre organisation manipulant les destinées du monde, les Templiers), on discute beaucoup, non sans une raide solennité, des conflits entre ordre et dissidence, soumission et libre arbitre, paix et violence, laissant entrevoir les confusions possibles propres à troubler le manichéisme de ces antagonismes. Mais le film tourne rapidement en rond sur ces débats, laissant voir qu’avec ces belles paroles il s’agit surtout de tuer le temps avant l’action, et que c’est un business qu’il faut faire tourner — d’où la confusion idéologique qu’il entretient lui-même, produit domestiqué qui fait son miel du spectacle un brin publicitaire de la rébellion. Pour donner le change, il n’y a guère que le métier des comédiens impliqués, appliqués à faire passer dans leur jeu quelques nuances suggérant que sous cette solennité se cacheraient des enjeux plus intimes que les lignes du scénario, profitant notamment d’une première partie laissant la porte ouverte à la distanciation (où Michael Fassbender joue l’antihéros incrédule, au milieu de ce qui pourrait ressembler à une maison de fous). Un peu timide pour donner à un Assassin la liberté de mouvement à laquelle il prétend.