Pour son premier long métrage, l’Australien Justin Kurzel n’est pas loin de livrer le film le plus noir de l’année. Une réussite au sombre éclat qui confirme, après Animal Kingdom, que l’Australie remporte cette année la palme du genre.
Comme Animal Kingdom, très remarqué au printemps dernier, Snowtown est un premier film. Comme Animal Kingdom, Snowtown est australien, adopte le point de vue d’un jeune au sortir de l’adolescence et nous plonge dans les bas-fonds criminels du sous-prolétariat white trash (même si les crimes décrits sont d’une autre nature et nous feraient plutôt lorgner vers Chopper), ici passé au tamis d’une (belle) photo qui, en pleine grisaille, joue successivement des tons bleus, jaunes ou orange. Comme Animal Kingdom, et avec peut-être plus d’exigence encore dans sa logique de narration et dans sa manière de se détacher de toute référence, Snowtown est un film d’une noirceur absolue, dictée par un réalisme social qui innerve l’ensemble du récit, tiré de faits réels.
Soit John Bunting, sorte de petit papa noël replet et rigolard débarquant dans une famille (et un quartier) de polytraumatisés sociaux, entre mère célibataire à la ramasse et gamins abusés, viols, exclusion et arriération, pour y endosser le rôle providentiel de patriarche et diffuser, entre deux diatribes, son étrange jovialité. Soit John Bunting, psychopathe et tueur en série ultra-réac qui torture et exécute avec l’assistance d’un duo de séides tout ce qui dépasse du cadre de ses « principes », faux justicier d’abord avide de sang, laissant filer le vrai pervers pédophile pour châtier un frère dégénéré, sabrant rebuts, brebis galeuses et gêneurs, paumés, travelos, camés et schizos, ou plus simplement ceux que sa « logique » lui commande d’éliminer ; un prédateur qui ne perd pas le nord, et récupère par exemple les allocations de certaines victimes, faisant enregistrer à ces dernières de glaçants adieux téléphoniques façon « Je mets les voiles, inutile de me chercher… » Rituel dont Justin Kurzel fait un habile dispositif (sonore) de mise en scène, qui scande déjà la progression des meurtres avant que la violence ne vienne définitivement dévorer l’écran.
Soit un seul et même personnage aux deux visages incarné avec force par Daniel Henshall, nouveau venu lesté de vingt kilos pour le rôle, au milieu d’acteurs pour la plupart débutants et issus de ce milieu où a sévi le vrai Bunting. Un monstre aux airs de bon samaritain, exterminateur implacable doté d’une âme de gourou, qui enjôle et manipule son monde, à commencer par le jeune Jamie, pour mieux l’emmener en bas avec lui, plus bas encore, dans l’abjection. L’ingéniosité de Justin Kurzel est ici de mêler réalisme cru/style documentaire et photo ouvragée, reconstitution et œuvre de cinéma, sans oublier donc de mettre en fiction cette sordide « histoire vraie » pour lui conférer l’impact nécessaire, mais sans rogner non plus sur la progression de sa narration pour céder au spectacle ou à la coquetterie. Parce qu’il sait quand montrer, quand escamoter et quand suspendre un contre-champ, le cinéaste parvient à dévoiler, graduellement, la sauvagerie de son serial killer, à expliquer l’adhésion malaisée de Jamie, laissant la musique, omniprésente sans être une gêne, narrer une forme d’oppression.
Snowtown donne à voir un monde réel où la violence survient brusquement, au cœur d’un lugubre quotidien, sans prévention ou surplomb moral, une violence concrète, immédiate, qui suscite d’abord la stupeur, l’incrédulité, l’horreur, une forme de résistance puis très vite l’acceptation – et qui permet, au-delà, de comprendre un peu mieux cette dernière. Un monde vu par les yeux d’un adolescent qui observe le mal et la souffrance, mais reste trop faible pour s’y soustraire (là encore, on se rapproche d’Animal Kingdom, en dépit des divergences). Un monde étouffant, filmé en plans serrés, encadré par un unique et terne panorama de paysage qui défile, au début et à la fin. Un monde sans espoir ni horizon, où l’on observe avec effroi une mère pleurer le départ de son fils aîné, à l’endroit même qui a vu son agonie – véritable ironie tragique.
Voici donc pour achever l’année et l’esprit de Noël un premier film âpre, maîtrisé, destructeur, qui laisse son spectateur dans un drôle d’état de tension, après une conclusion assez époustouflante. C’est bien simple, Snowtown est anéantissant au point que, tout convaincu qu’on soit de la qualité du film, il reste aussi difficile de dire qu’on l’aime que s’il fallait dire qu’on aime ce qu’il décrit… C’est peut-être la plus belle preuve que Justin Kurzel a réussi son coup, cherchant et restituant le sens de cet atroce fait divers.