Depuis fin 2016 ressortent sur les écrans à intervalles plus ou moins réguliers des films de Mikio Naruse, cinéaste que l’on a tendance à considérer comme le quatrième grand du cinéma japonais, derrière Mizoguchi, Kurosawa et Ozu. Après Quand une femme monte l’escalier, Le Grondement de la montagne, et Nuages épars il y quelques semaines seulement, c’est au tour d’Au gré du courant de bénéficier d’une reprise en salle. Dans ce film, la caméra s’invite dans une maison de geishas qui, rapidement, apparaît aux yeux du spectateur comme étant économiquement au bord du gouffre. Comme nous le précise le dossier de presse, Au gré du courant a été tourné, à l’instar de La Rue de la honte de Mizoguchi, au moment où le gouvernement japonais prenait des mesures en vue de fermer ces maisons si ancrées dans la culture de ce pays.
Le tunnel
Mais dans le film, ce n’est pas le gouvernement qui est responsable du déclin de cette maison, mais différents facteurs liés aux individus et à l’époque. Comme souvent chez Naruse, le film débute à un moment où l’affaire est déjà mal engagée. Nul besoin pour le cinéaste d’expliciter cela trop longtemps, car dès les premières minutes, à travers les déplacements, les regards et les quelques remarques et banalités échangées, il apparaît clairement que le processus de déclin de cette maison est déjà bien entamé, et qu’il ne peut que se poursuivre. Le monde a changé, et à l’instar de nombreux personnages « narusiens », la tenancière de cette maison, aussi sympathique soit-elle, a le plus grand mal à maintenir à flot sa petite entreprise, à prendre la mesure du temps en faisant preuve du tranchant nécessaire à la défense de ses intérêts. L’idée qu’elle se fait du monde des geishas repose sur un ensemble de préceptes figés, une pratique qu’elle exécute consciencieusement selon toutes les règles de l’art. Et le tragique chez Naruse repose souvent sur cette incapacité qu’ont les protagonistes à comprendre que toute stagnation ne peut que leur être fatale. Tout se délite, est temporaire et vain, et illusoire apparaît la volonté de celui qui entend maintenir le cap de la tradition, ou qui croit pouvoir chevaucher le tigre du temps de façon à s’émanciper de sa tutelle pour mieux s’affirmer en tant qu’individu.
Le point de vue de Naruse, et c’est là que réside toute la dureté de l’œuvre, n’épouse ni la corde traditionnelle visant à déplorer la fin d’une ère, ni la corde progressiste se réjouissant de libérer ces femmes de cet archaïsme qui faisait de leurs vies l’équivalent de celles des prostituées. Ce refus d’inscrire ces récits au sein d’une logique affiliée à un grand idéal quel qu’il soit, permet finalement de demeurer au plus près du drame et de sa complexité, au plus près des protagonistes et de ce qui les singularise. Aucun souffle chez Naruse, aucun élan romanesque qui tendrait à dessiner à l’attention de ses personnages et des spectateurs une voie libératrice, ou à induire que cette voie existe, c’est-à-dire au fond à nier les individus pour mieux les inscrire au sein d’un schéma fantasmé par un cinéaste/démiurge. Naruse filme à plat, il constate, et ce constat, qu’il dessine à travers sa mise en scène, prend la forme d’un tunnel sans issue.
Pas à pas vers le vide
L’écriture de Naruse, justement, de par sa discrétion rare, est malgré tout d’une dureté dont on trouve peu d’équivalent. La simplicité de la mise en scène réussit sans qu’on s’en rende compte à enfermer les personnages dans des cadres étroits au sein desquels aucune ouverture ni échappatoire ne semblent se dessiner. Si la quasi-totalité du récit se situe dans la maison de geishas, le film ne s’appuie que rarement sur des plans d’ensemble à la scénographie théâtrale permettant de convoquer un maximum de protagonistes, mais préfère se reposer sur un assemblage de plans rapprochés, le plus souvent dévolus à un seul personnage. De ce fait, l’espace apparaît alors comme totalement morcelé, comme si chacun, en occupant seul son cadre, était ramené à sa solitude. Mais cette simplicité des plans sert aussi à construire le drame au fil du bout à bout effectué par le montage, selon un mouvement et une logique têtue, sans éclat ni coup de sang. Chaque image apparaît comme une brique disposée au sein d’un mur lentement mais sûrement érigé devant nos yeux, un mur qui enferme des personnages à la fois conscients mais impuissants face à sa lente mais inexorable édification.
Cette logique du plan par plan si singulière avait de quoi troubler, et ce jusqu’aux collaborateurs qui travaillaient avec Naruse. Des années après, un des assistants du cinéaste racontait que les équipes de tournage étaient souvent dubitatives quant au travail effectué la journée, se demandant si cette absence d’effet allait permettre de construire un film dans lequel puisse circuler un minimum d’émotion, de tension ou d’enjeux dramatiques capables de captiver le spectateur. Mais cette appréhension se dissipait dès que s’effectuaient les premières ébauches de montage, lorsque ces plans, d’une modestie et d’une épure qui avaient de quoi faire frissonner les producteurs, révélaient une fois assemblés une logique d’ensemble dans laquelle il apparaissait que le drame se construisait par petites touches, et ce dès les premières minutes du film. Bien sûr, cette approche épurée et frontale est également ce qui caractérise le cinéma d’Ozu, chez qui la caméra semble elle aussi se poser en spectatrice et observatrice du quotidien. Mais une image d’Ozu se reconnaît entre mille, en raison notamment de la singularité de ses cadrages, de sa façon de disposer les corps, puis, dans ses derniers films, de par son utilisation de la couleur. Il est relativement aisé rien qu’à partir d’un simple photogramme d’identifier un film d’Ozu, chose qu’il serait totalement impossible de faire avec Naruse.
L’enfermement par l’oreille
L’exiguïté des lieux, d’autant plus accentuée par la mise en scène de Naruse, cloître les personnages en ne convoquant aucun hors-champ visuel, mais en s’appuyant plutôt sur ce que l’on pourrait qualifier de hors-champ sonore. Non seulement ces geishas, du fait de l’étroitesse de cette maison, vivent les unes sur les autres, mais il apparaît d’emblée que cette demeure n’est pas repliée sur elle-même, mais bien ouverte malgré elle sur l’extérieur et la communauté qui peuple ce quartier modeste. Une voix qui s’élève, la visite d’un proche ou d’un inconnu, et c’est toute la rue qui assiste en tant que voyeuse et actrice à la grande comédie humaine. À plusieurs reprises, on demande aux protagonistes qui s’emporteraient sous le coup de l’émotion ou de la colère de baisser d’un ton afin de ne pas en faire profiter tout le voisinage. Ainsi, les murs édifiés par la mise en scène sont d’autant plus oppressants qu’ils sont parsemés d’oreilles ; et la promiscuité d’autant plus éprouvante que chacune de ces femmes a conscience qu’elle est épiée, et que la moindre de ses émotions sera scrutée, recensée et analysée. L’enfermement est total, et c’est le monde entier qui semble alors s’immiscer dans l’espace privé pour mieux le faire imploser.