89ème et dernier film de Mikio Naruse, Nuages épars vient clore idéalement une œuvre dédiée à la météorologie des sentiments. Peintre des humeurs et des climats, le cinéaste a tout au long de sa carrière saisi des états passagers, des personnages soumis aux variations de l’âme et du cœur, entre orages intérieurs et soudaines éclaircies. Son ultime opus ne fait pas exception, et Naruse cueille d’emblée le spectateur en soufflant le chaud et le froid. Yumiko a rendez-vous dans un café avec son mari Hiroki. Elle attend un enfant, il vient d’obtenir un poste important à Washington. Tous deux nagent dans le bonheur et s’apprêtent à partir ensemble. Les premières images nous plongent dans une atmosphère souriante et colorée, rappelant par endroits le Bonjour de Yasujirô Ozu : les enfants imitent les codes de la télévision pendant que les adultes parcourent des manuels d’anglais, dans un Japon de plus en plus tourné vers l’Occident. Mais ce début en trompe‑l’œil se dissipe vite, car dès la septième minute un coup de téléphone nous apprend la mort d’Hiroki, tué dans un accident de la route. Cette disparition réduit à néant les rêves de l’héroïne et le récit vire brutalement au mélodrame.
Court-circuitant le scénario attendu — deuil, acceptation et résilience — Naruse développe une intrigue plus troublante, confrontant la jeune veuve à une situation inextricable. Lors de la cérémonie funéraire, le conducteur impliqué dans le drame vient présenter ses condoléances, suscitant l’indignation de la famille. Pourtant Shiro se révèle un homme sensible et tourmenté, bien loin du chauffard présumé. L’enquête confirmera d’ailleurs qu’il n’est pas responsable de la collision. Employé d’une société de transports, lâché par sa direction et muté en province, il endosse seul le poids de la culpabilité et s’engage à verser chaque mois un chèque à Yumiko. Celle-ci refuse d’abord l’argent, qui lui rappelle sa perte irréparable. Peu à peu naît toutefois une attirance confuse entre ces deux êtres meurtris, reliés et séparés par le fantôme de l’époux, qui ne saurait complètement s’effacer…
Fièvre et pudeur
Par un brillant montage parallèle, Naruse entrelace patiemment ces deux parcours, figés dans une même solitude. Yumiko et Shiro évoluent chacun en complet décalage avec le monde qui les entoure : l’une doit composer avec sa douleur alors que ses proches n’évoquent que des considérations financières, l’autre masque sa tristesse pour divertir ses clients qu’il mène de site touristique en auberge. Yoko Tsukaza et Yuzo Kawama donnent chair avec élégance à ces deux figures mélancoliques, coupées d’un présent devenu invivable. Leurs trajets se répondent à contretemps d’une scène à l’autre, dans un ballet de correspondances secrètes : ainsi l’ivresse de Shiro, qui cherche l’oubli dans les bars, finit par contaminer à distance Yumiko.
Ces allers-retours enrichissent une dramaturgie lente mais puissante, où l’attente d’une réunion de ces destins brisés rend plus tragique encore leur impossible fusion. Chaque rencontre entre Yumiko et Shiro — provoquée ou inopinée — mène le film à un nouveau pic d’intensité, chargé d’émotions contradictoires, de la colère à la sympathie, de la honte au désir. S’il cède parfois à certaines facilités (des flashbacks inutiles comme autant de souvenirs ressassés, des paroles répétées en off pour souligner l’emprise du passé), Naruse parvient souvent à l’épure quand il se concentre sur les regards, les postures et les gestes avortés, dans cette économie de style qui a fait sa renommée : légèreté des mouvements d’appareil, précision du cadre, maîtrise du hors-champ. Comme à son habitude, les éléments jouent chez lui un rôle crucial, et l’eau vient rythmer le film en révélant les passions qui l’agitent : pluie diluvienne qui contraint les faux amants à se rapprocher sous un arbre, lac serein où s’enfouit le chagrin. C’est d’ailleurs sur cette dernière vision — une femme sur un ponton, scrutant l’horizon incertain — que Naruse boucle une vie entière de cinéaste, à la fois pudique et fiévreuse.