Tokyo, 1960. Dans le quartier de Ginza fleurissent les bars à hôtesses aux enseignes aguicheuses. La nuit tombée, il suffit de grimper quelques marches pour retrouver l’ambiance ouatée de ces lieux d’ivresse, où des jeunes femmes rivalisent de charme pour distraire les hommes d’affaires. Parmi elles, Mikio Naruse s’attache à suivre le parcours de Keiko, qui au seuil de la trentaine doit faire un choix : épouser l’un de ses prétendants et mener une vie rangée, ou bien s’établir à son compte en ouvrant son propre établissement. Entre ces deux options son cœur balance, et de péripéties sentimentales en difficultés financières, Keiko cherche vaillamment une issue dans un monde où toutes les portes semblent d’avance fermées.
À travers le sort de son héroïne, le cinéaste s’intéresse plus largement à la condition féminine dans le Japon d’après-guerre, dominé par un ordre patriarcal étouffant. Ce poids des traditions éclate dès les premières séquences, construites en montage parallèle : d’un côté les serveuses fêtent le départ d’une de leurs collègues, qui abandonne la profession afin de s’installer avec son nouveau mari ; de l’autre Keiko subit les pressions de son manager, qui lui ordonne de faire revenir au club un client fortuné, sous peine de licenciement. Que l’on quitte le métier ou que l’on s’y accroche, la tutelle masculine reste de mise. L’argent et le pouvoir demeurent aux mains des hommes, et l’émancipation passe d’abord par la séduction. Cela pousse Keiko à jouer en permanence un rôle social, et à maintenir une barrière fragile entre ses pensées et son apparence. L’escalier du titre, s’il permet de rejoindre le bar, marque surtout la frontière symbolique entre la sphère intime et le domaine public, où règne l’artifice.
Mélancolie sereine
Cette séparation du corps et de l’esprit trouve son prolongement dans une voix off prononcée sur un ton détaché, qui vient régulièrement ponctuer le film : Keiko y déroule à l’imparfait le récit de son existence, comme si les dés avaient été jetés depuis longtemps et qu’elle observait à distance le cours des événements. Hideko Takamine, actrice fétiche du réalisateur (qui a tourné 17 films avec elle), incarne à merveille ce tourment intérieur que rien ne laisse filtrer, cette mélancolie cachée sous le fond de teint, les politesses d’usage et le sourire de façade. Son visage rayonnant lui sert de paravent dans un travail où l’illusion est reine, où la beauté fait loi. Et quand le masque cède, tout son être se fissure : lorsqu’elle s’autorise enfin un véritable accès de colère, elle tombe à genoux et crache du sang, victime d’un ulcère à l’estomac.
À son image, la mise en scène de Naruse frappe par sa grande douceur, portant avec finesse cette histoire où la violence éclate sans fracas, dans la cruauté simple et quotidienne des rapports humains. Son classicisme altier et son découpage fluide évitent tout effet superflu pour mieux se concentrer sur l’étude d’un milieu et l’analyse psychologique. La fixité des plans renforce cette impression de sobriété, qui n’est cependant pas sécheresse – le jeu des comédiens trouvant dans cet écrin matière à s’exprimer pleinement. Le noir et blanc de Masao Tamai magnifie cet univers de faux-semblants, tandis que les compositions jazz de Toshiro Mayuzumi apportent une touche de légèreté bienvenue. Comme son personnage, qui garde la tête haute malgré les obstacles, le film impressionne par sa maîtrise sereine et sa fermeté de trait. Sans détourner le regard face au drame – la tentation du suicide et l’acharnement des créanciers forment ici une toile de fond particulièrement sombre – Naruse refuse de forcer les situations et conserve d’un bout à l’autre une élégance discrète, un style limpide, fruit d’une longue expérience. Quand une femme monte l’escalier s’impose ainsi comme un jalon à redécouvrir dans l’œuvre pléthorique (89 films) de celui qui fut, avec Yasujiro Ozu, l’un des meilleurs portraitistes de son temps.