Depuis quelques millénaires, la forêt et ses sous-bois humides alimentent fantasmes, rêveries ou cauchemars. Rien d’étonnant à voir figurer ce thème à travers tous les supports de la culture mondiale, et ce particulièrement depuis l’avènement brutal de l’urbanité toute-puissante et de la plus tardive semi-conscience écologique. Si l’on ajoute à cet attrait universel pour la nature vierge et sauvage une dimension romanesque dans la lignée des Amants de la nuit de Nicholas Ray, on obtient ce joli premier long-métrage de Sarah Leonor.
Bruno (Guillaume Depardieu) et Isabelle (Florence Loiret-Caille) se rencontrent, s’aiment très vite et plient bagage : condensé rapide d’une première moitié de film mettant aux prises deux individus très conscients de la fugacité d’un instant de bonheur. Le premier est un petit brigand très adroit pour détrousser le bourgeois, la deuxième est une prof d’allemand en intérim, désillusionnée et en transit dans une ville qu’on qualifie pudiquement de sinistrée. Quand la fille se fait renverser par une voiture, c’est le garçon qui vient à ses côtés, vérifier ses plaies et ratiboiser son bracelet. Pour une première rencontre, le compte est bon : un sauveur imaginaire pour l’une, une bricole à revendre pour l’autre. À force de se croiser (tout le monde se croise à Mulhouse), ils vont s’enlacer. Bruno lui avoue son activité délictueuse, Isabelle s’en fout mais balise un peu pour son grand dadais, d’autant plus que la police alsacienne semble sur les dents. À la suite d’un excès de zèle de la maréchaussée, Bruno embarque Isabelle, parfaitement consentante, dans une tentative de fuite à toute berzingue. Les flics sont semés mais la voiture volée par nos deux compères atterrit lamentablement dans la boue d’un sous-bois. Sentant rôder les yeux inquisiteurs autour d’eux, Bruno et Isabelle se cachent au milieu des arbres et des touffes d’herbe, isolés du monde, esseulés dans leur cavale initiatique.
Comme de bien entendu, l’immersion dans la forêt porte symbole : découverte de soi, de sa liberté relative, de son rapport à la nature, etc. Si leur relation avec la faune et la flore n’est pas aussi volontaire que celle du héros d’Into the Wild, elle est tout de même plus apaisée. Moins hostile en apparence (nonobstant les charognes putréfiées de chevaux perdus), la forêt alsacienne fait figure d’écran protecteur face à une réalité les conspuant. Après la course-poursuite échevelée sur le macadam urbain, la paresseuse procession en barque sur la petite rivière du bois est une rêverie hors du temps. En décalage, comme à contretemps de la minuterie citadine, les corps se prélassent au soleil, se dandinent dans l’eau, nus et badins. Quelque chose de doux et d’insouciant s’installe à l’écran, corrélé par une mise en scène nonchalante, couvrant doucement les deux héros d’une légère couverture ouatée. On s’y sent drôlement bien, dans cette forêt.
En huis clos avec seulement un chien et quelques sangliers comme spectateurs, cette histoire est avant tout celle de deux êtres en rupture, fatigués de leurs compromis pourris avec l’existence en société. Ce repli vers la forêt agit comme un révélateur paradoxal : plus les deux corps s’enfouissent dans les fougères sauvages et plus leurs désir d’empathie se manifestent. Voyage à travers eux-mêmes tout autant qu’à travers les ronces, le chemin vers l’inhabité les ramène à leur part d’humanité enfouie, niée, contrainte. C’est à n’en point douter un schéma classique du genre… qui n’en reste pas moins bouleversant. La qualité de la performance du duo d’acteurs n’y est assurément pas pour rien : ils sont tous les deux magnétiques. Depardieu, pour son énième dernier rôle, est parfait en bourru garnement, toujours à la lisière entre la séduction et le pathétique. La sympathie point très vite en faveur de ce jeune garçon désœuvré dont les larcins finissent par se justifier au sein d’un ordre économique malsain. Il garde cependant, en contrepoint, une incarnation un peu sale, un peu loubarde, maladive en quelque sorte. Florence Loiret-Caille est ce que le personnage de Bruno n’est pas : lumineuse et exubérante (en milieu naturel). Sa présence et sa prestance n’en finissent pas de rehausser le matériau parfois un peu fruste du scénario : parions sur elle pour les prochaines années.
Au voleur a enfin le bon goût d’asséner l’un de ces violents uppercuts au menton dont on a peut-être oublié la vigueur dans le cinéma français contemporain, celui d’une bande originale au diapason de l’humeur, à la force si imposante qu’elle devient un personnage à part entière. En dénichant des pépites aux frontières du folk, du rock et des chants traditionnels (aussi bien algériens que pygmées), Sarah Leonor et son associé Frank Beauvais font ici œuvre de salubrité publique. On en viendrait presque à se demander si le film, au fond, ne vaut pas surtout pour ses acteurs et sa musique… Ce serait sans doute un peu injuste. Mais pas tout à fait faux.