S’il est quelque chose qu’on ne peut pas reprocher à Baz Luhrmann – plutôt controversé par ailleurs –, c’est sa passion pour le versant mélo du regretté grand Hollywood, déjà évidente dans Roméo+Juliette et exacerbée dans le foldingue Moulin Rouge !, superbe (ou insupportable pour certains) hommage à la comédie musicale. Il faut lui reconnaître aussi une grande culture artistique et un talent pour introduire la référence et le mélange des genres tout en créant un univers vraiment personnel. Rien d’étonnant donc à ce qu’il s’attaque avec Australia à la grande fresque historique destinée à figurer au panthéon des grands classiques. Qu’il échoue pourtant sur une grosse production balourde et tiédasse, aux images de dépliant touristique, nous laisse sans voix.
L’Australie : plus de 7 millions de kilomètres carrés pour 21 millions d’âmes, et une industrie cinématographique aussi petite que la densité de population (une dizaine de films par an). Les stars d’origine australienne le savent : pour se faire connaître, rien de tel que d’abandonner la terre natale avec en poche un billet aller Sydney-Los Angeles. Baz Luhrmann a voulu faire le voyage inverse en compagnie d’une partie de sa petite famille (Hugh Jackman et Nicole Kidman) pour faire découvrir au monde ses confins, son « autre côté » très très lointain… Australia, donc, est l’hommage ultime aux racines, l’idéalisation d’un pays (trop) aimé : sans doute le film le plus personnel de Baz Luhrmann, et pourtant film sans personnalité…
Années 1930. Lady Sarah Ashley (Nicole Kidman), aristocrate britannique, se rend dans le domaine australien de son mari, qu’elle soupçonne d’avoir une liaison et de ne pas vouloir rentrer au bercail. Une fois sur place, elle découvre que l’époux en question a été assassiné et que son « ranch », menacé par un vilain propriétaire terrien richissime, risque la faillite. Elle s’allie avec le rustre « drover » du coin (équivalent australien du cow-boy) pour sauver son exploitation. En chemin, elle découvre l’amour (d’un homme, d’un enfant, et de l’Australie). Ce pitch vous rappelle quelque chose ? Inutile de chercher bien loin : Australia s’inspire sans vergogne d’Out of Africa, où l’aristocrate danoise Karen Blixen découvrait elle aussi l’amour (d’un homme et de l’Afrique). Le principe est le même : deux femmes engoncées dans la civilisation paisible mais sans saveur de l’upper class vivent l’aventure de leur vie dans une terre étrangère, d’abord hostile puis fascinante, et en reviennent (ou y restent) transformées. Hélas pour Australia, non seulement Out of Africa avait eu plus ou moins la primeur de l’idée (déjà à l’œuvre néanmoins dans Les Mines du roi Salomon en 1950), mais le film avait le bon goût de convoyer, avec une certaine amertume, un véritable traitement du dépaysement et du choc culturel. Dans le film de Baz Luhrmann, il semble que personne n’ait eu le temps de se poser la question.
Car dans Australia, on développe beaucoup de problématiques, sans se rendre compte qu’il s’agit essentiellement de brasser du vent. Baz Luhrmann s’est sans doute convaincu qu’il faudrait attendre encore longtemps avant qu’un autre cinéaste ne se penche sur son pays : il lui a donc fallu évoquer le plus de thèmes possibles afin de n’en oublier aucun : la situation économique et sociale du pays dans les années 1930, le système des exploitations agricoles, le racisme envers les aborigènes, le scandale des « Générations Volées », la culture animiste des indigènes, l’attaque des Japonais sur la ville de Darwin en 1941, la Seconde Guerre mondiale… Tout cela sur fond d’une grande histoire d’amour romanesque et de psychologie de comptoir éprouvée (la femme d’âge mûr qui apprend la tolérance et commence une nouvelle vie, gnagnagna). Ce grand mélo dont la passion et l’épopée auraient dû nous emporter nous laisse alors rapidement sur le carreau, fatigué de tant d’histoires maladroitement imbriquées les unes dans les autres, au point que la deuxième partie, concentrée sur le déclenchement de la guerre, apparaît comme un supplice de prévisibilité, d’une longueur insoutenable.
Tout avait pourtant bien commencé, sous le signe de la magie invoquée par le petit héros de l’histoire, Nullah, mignon comme un cœur, et par son grand-père aborigène. Il semblait alors que Baz Luhrmann profiterait de la culture ancestrale et étrange de ce peuple pour construire un film aussi décalé et foutraque que Moulin Rouge !… Mais dès l’arrivée de Sarah Ashley en Australie, le cinéaste revient fouler des sentiers déjà battus mille fois, en se fendant néanmoins de quelques interludes, incrustés n’importe comment — et donc complètement inutiles — sur le lien mystérieux qui lit Nullah et son grand-père. Certes, Australia a coûté cher : les images sont d’une beauté époustouflante, et certains plans témoignent encore de la maestria de Baz Luhrmann, étonnante même lorsqu’elle frise le ridicule (comme cette scène très sensuelle où le drover se lave torse nu, au ralenti, devant les yeux écarquillés de Lady Ashley, au bord de l’orgasme). Certes, tout cela est beau comme une carte postale et donnerait presque envie d’aller s’installer dans le bush. Mais, à l’image du visage crispé par le botox de Nicole Kidman, Australia est en fin de compte un film sans âme, sans passion, sans enthousiasme. Un comble !