Après de longs mois d’attente et une sortie maintes fois décalée, l’adaptation tant attendue du roman de F. Scott Fitzgerald est arrivée en fanfare sur le tapis rouge cannois. Mais le spectacle si longtemps retardé a fait naître un désir qu’il ne parvient pas à satisfaire. Avec un casting de rêve et un budget pompeux, Luhrmann construit un film fascinant mais brouillon : Gatsby c’est lui, l’imposteur sublime.
À la publication de The Great Gatsby (Gatsby le magnifique) en 1925, Francis Scott Fitzgerald est pétri de doutes, autant sur le titre de ce roman que sur sa composition, partagé entre l’idée d’avoir produit un livre inutile et l’intuition d’avoir écrit son chef d’œuvre. Gatsby le magnifique connaîtra une carrière tout aussi torturée : échec commercial et critique à sa sortie, le roman (comme son auteur) est réhabilité pendant la seconde moitié du vingtième siècle et encensé aujourd’hui comme « le » grand roman américain. Désormais, s’emparer de Gatsby le magnifique, c’est s’attaquer à un pan symbolique de culture occidentale, à un objet admiré par des générations de lecteurs, à une source d’inspiration pour nombre d’auteurs contemporains. Au-delà de la question complexe et presque insolvable de l’adaptation, valable pour tout roman transposé à l’écran, Baz Luhrmann se confronte à un monument de littérature, dont la passion dans les pages est aussi intense que celle des lecteurs à son égard. D’autres s’y sont risqués avant lui, sans grand éclat : Herbert Brenon dès 1926, Elliot Nugent en 1949 et Jack Clayton en 1974. Aujourd’hui, le réalisateur de Romeo + Juliet et Moulin Rouge réussit tout autant qu’il échoue dans sa volonté folle de mêler adaptation respectueuse de l’œuvre et appropriation loufoque de l’univers fitzgeraldien.
Le film travaille une fidélité certaine à la narration romanesque. Nous sommes en 1922, en plein âge d’or pré-krach boursier. L’alcool de la prohibition coule à flot, les robes sont légères et pailletées, l’aristocratie oisive festoie comme jamais de Park Avenue aux Hamptons, en passant par Long Island. C’est dans cette banlieue chic, à West Egg, que Nick Carraway, écrivain frustré et employé de banque, loue une petite maison à l’ombre d’un splendide manoir. Un certain Jay Gatsby, nouveau riche mystérieux, y organise chaque semaine les fêtes les plus folles sans jamais se mêler aux convives. Seul Carraway est invité directement par le propriétaire, impatient de le rencontrer. Sur l’autre rive, à East Egg, Nick retrouve sa cousine, Daisy Buchanan, et son mari Tom. Confident des uns et des autres, le jeune homme assiste aux aventures de ces trois êtres pétris de désirs et de secrets, demeurant « à la fois dedans et dehors » comme il le dit lui-même. À la découverte de la double vie de Tom avec Myrtle, succède la surprise du secret de Gatsby. Sa présence à Long Island n’a pour seul but que la reconquête de Daisy, rencontrée cinq ans plus tôt. Nick assiste en silence à la folie amoureuse d’un Gatsby prêt à toutes les excentricités pour prouver à Daisy la permanence de son amour et entendre de sa bouche qu’elle n’a jamais aimé que lui. Le destin tragique de tous ces personnages vient signifier l’égoïsme et le narcissisme d’une classe sociale aisée, exempte de tout sens des responsabilités et prompte à l’amnésie.
Comme dans Romeo + Juliette, Luhrmann cherche à honorer le verbe de l’auteur et fait entendre les mots de Fitzgerald le plus souvent possible. S’il avait évité la facilité de les inscrire sur l’écran dans les dernières minutes du film, l’émotion aurait été complète à l’écoute des ultimes phrases du roman. Ce rapport passionné mais maladroit aux mots illustre bien la position générale de Luhrmann au roman. Gatsby, le film cherche des équivalents cinématographiques au rythme de la phrase fitzgeraldienne, à la concision des descriptions, à l’acuité de l’expression des sentiments et des pulsions. Mais le résultat demeure aléatoire. La tentative est plutôt réussie lors de la première apparition de Daisy, dont on devine un bras, une jambe, un rire, dans un décor à la surexposition douce où volent de fins rideaux comme dans un rêve. Puisque Nick est l’unique vecteur du récit, dans le film comme dans le roman, la mise en scène transcrit la subjectivité de son regard à cet instant précis. La première apparition de Gatsby est en revanche malhabile, intercalée dans le montage heurté d’une scène de fête. Certes, le réalisateur australien donne corps à l’outrance des années folles sans chercher à l’enrober dans un romantisme suranné. Mais le film ne parvient pas à se départir sans faiblir de la grandiloquence esthétique propre à l’univers de Baz Luhrmann. La première heure du film est à ce titre indigeste dans sa débauche de couleurs acidulées, de feux d’artifice virtuels, de mouvements de caméra névrotiques et de raccords syncopés sur fond de Jay‑Z. On n’en attendait (craignait) pas moins de la part de ce cinéaste, mais la pilule a du mal à passer. Une fois oubliées ces scènes de fête au montage bâtard, on confirme que la 3D ne sert à rien… comme souvent. Mais le soufflé visuel retombe d’autant plus à plat que le reste du film développe des scènes intimistes, à deux ou trois personnages, où le dialogue prime sur l’action. Dès lors, nulle idée de mise en scène ne guide plus une caméra dépossédée de son attirail clinquant. L’artifice des couleurs et les effets de grue ne laissent place qu’au vide d’une réalisation paralysée par la nécessité de trouver des formes nouvelles de représentation. L’imposture lurhmanienne s’étale en haute définition sur l’écran mur à mur de nos rêves évanouis.
L’incarnation de Jay Gatsby et Daisy Buchanan à l’écran laisse deviner les spectres de Scott et Zelda, dont les amours tumultueuses hantent l’œuvre de Fitzgerald. Malheureusement, le traitement de tous les personnages n’est pas d’une égale qualité et l’interprétation du roman est parfois discutable. Tobey Maguire joue l’idiot parfait pour donner vie à un Nick Carraway bien loin de l’observateur fin d’un monde à l’opulence perverse. Jordan Baxter, amie de Daisy et objet des désirs de Nick, demeure un personnage accessoire du fait de l’inconsistance de Nick, dont les pulsions sont effacées au profit de la seule observation béate d’êtres de classe supérieure. En revanche, l’amour du réalisateur pour les protagonistes du drame transparaît clairement. DiCaprio et Mulligan marquent de leur empreinte cette nouvelle incarnation de Gatsby et Daisy. Ils offrent aux amoureux contrariés les visages mélancoliques et les comportements lunatiques que le roman leur dessinait. Plus lunaire que Mia Farrow chez Clayton, Carey Mulligan donne à Daisy ce mélange d’inconséquence et de gravité, de douceur et d’indifférence qui fait de Madame Buchanan un être insaisissable. Luhrmann n’esquive pas la difficulté de la rendre peu aimable et affiche la cruauté sourde de cette femme derrière son masque d’épouse bafouée. Comme Baz Luhrmann, Gatsby a besoin de frasques et de pyrotechnie pour attirer l’attention et séduire, puis tout simplement pour exister. À travers les autres, et surtout à travers Daisy, Gatsby ne regarde que lui-même, comme lorsqu’il contemple cette lumière verte jusqu’à l’obsession au bout de la jetée d’East Egg. Le film affirme le narcissisme latent du héros romantique et affronte le délire névrotique derrière le sentiment amoureux. Mais la vision luhrmanienne du personnage résume vite Gatsby à sa seule folie, sans lui donner le temps de sa magnificence et de son pouvoir d’envoûtement.
DiCaprio (parfait pour ce rôle) sait rendre sensible la fragilité de cet homme complexé et nostalgique, mu par la passion amoureuse jusqu’à l’obsession. Même si DiCaprio réduit parfois le personnage à une forme trop proche du grotesque, il n’en demeure pas moins que le choix de distribution travaille à merveille le pré-construit de la star. Voir Gatsby le visage vers le ciel, c’est voir le mirage de Romeo Montaigu en plein soupir pour Juliette Capulet. Voir Gatsby dans l’eau, c’est voir le souvenir de Jack Dawson dans les eaux troubles de l’Atlantique. L’acteur sans âge, si souvent voué à des destins funestes, vient donner une prégnance sensible à Gatsby, être fuyant, mélange confus de force et de fragilité.