Il est étonnant qu’Hollywood ait tant attendu pour consacrer son grand portrait à Elvis Presley, après quelques tentatives plus modestes (un téléfilm de Carpenter, la comédie Bubba Ho-tep, etc.). Peut-être est-ce parce que l’histoire du King est faite de maux proprement hollywoodiens (le narcissisme et le capitalisme) : l’industrie du spectacle touche là aux racines du mal inhérent au culte des vedettes qu’elle orchestre. Le film ne peut rejouer le « spectacle Elvis » sans reconstituer la tragédie des dernières années : cet enlisement dans la répétition du même show boursouflé (et déjà ringard) à l’International Hotel de Las Vegas, prison dorée d’un homme brillant qui disparaît définitivement sous les traits de la rock star groggy par les médicaments, bouffie à force d’être engraissée par le succès. Elvis, l’icône peut-être la plus statufiée (et, par la même, poussiéreuse) constitue la quintessence même du showman et d’une certaine idée de l’Amérique aussi clinquante que réactionnaire. Le film, qui adopte l’intensité et les oripeaux baroques des concerts grandiloquents de la star, se veut autant un imposant mausolée d’images (en témoigne l’épitaphe finale, non sans lourdeur), que le dernier tour de piste du fantôme d’Elvis, revenu une dernière fois faire la démonstration de son talent.
Il n’est dès lors pas étonnant de retrouver aux manettes le flamboyant Baz Luhrmann, cinéaste du spectacle, qui trouve ici un sujet parfait pour déployer son cinéma aussi voltigeur (la caméra tourbillonne sans arrêt, le montage effréné multiplie les tours de passe-passe) que terriblement désenchanté. Les fééries orchestrées par le cinéaste australien ont toujours été imprégnées d’un sentiment de décadence que l’on retrouve évidemment dans cet Elvis. Rien ou presque ne suscite ici l’empathie ou l’émerveillement, tant ce revival de l’un des spectacles les plus tristes produits par la société médiatique américaine prend la forme d’un cauchemar : celui de l’impresario de Presley, le colonel Parker (Tom Hanks) qui, au crépuscule de sa vie, est comme assailli par le fantôme revanchard de son ancien poulain. Il s’emploie alors, dans un témoignage rétrospectif, à se dédouaner du déclin de la star.
Étouffe chrétien
Elvis est bel et bien figuré comme un spectre : dès le début du film, Luhrmann semble moins filmer le jeune Presley qu’une icône désuète et disparue il y a déjà longtemps. En atteste cette belle scène où la mère du rockeur pleure le départ en tournée de son fils chéri devant un miroir, alors que le reflet du jeune homme, venu dire au revoir, se détache à l’arrière-plan. Le flou dans lequel est maintenu la silhouette ne laisse entrevoir que les contours de la star (sa tignasse brune, sa veste de rockeur) ; sa mère ne peut que constater que son enfant n’est déjà plus tout à fait la même personne. Presley est filmé de la sorte comme un personnage insaisissable, dont chacun tente de croiser le regard ou de toucher le corps, mais qui s’évanouit toujours dans l’obscurité – c’est seulement face à la foule qu’il ose prendre la lumière. Luhrmann ne s’intéresse qu’au corps starifié de Presley, son image éternelle. Jamais il ne s’agira de déjouer les artifices (le style, l’arrogance, l’outrance) pour toucher du doigt le vrai Elvis Presley. La seule séquence qui met en scène son enfance le montre d’ailleurs en transe alors qu’il assiste à un gospel. Porté comme un saint par la communauté noire de son village, il s’inscrit alors dans une imagerie qui a tout de l’iconographie religieuse. Cette mythification du personnage d’Elvis éloigne le film d’un horizon strictement biographique : il est moins question d’esquisser la trajectoire singulière d’un individu que de rejouer le martyre d’un être hors du commun. L’emploi que le cinéaste fait du rock’n’roll le confirme : les tubes de Presley ne sont jamais restitués de manière à développer leur dramaturgie propre, mais sont noyés dans une bande sonore tonitruante. L’œuvre du King n’est plus que la marque d’une puissance, d’un pouvoir quasi fantastique qu’Elvis exerce sur le monde et qui finit par le ronger.
Loin d’écrire l’évangile du messie du rock’n’roll (le premier blanc à avoir fait accepter la musique noire), Luhrmann ramène plutôt la trajectoire du King à celle d’un monstre de foire. En faisant de l’impresario son seul interlocuteur, le récit ancre cette tragédie hollywoodienne dans ses origines foraines : le colonel Parker recrute d’abord le jeune Elvis dans son spectacle itinérant, où de vieux chanteurs folks partagent l’affiche avec des freaks. Les facultés du jeune prodige sont alors représentées comme un tour de magie, « une entourloupe », un déhanché et un groove qui semblent être des prodiges portant la marque du diable. « Elle a gouté aux fruits interdits » remarque Parker en observant avec effarement le visage d’une jeune fille déformé par le désir que suscite la prestation du jeune Presley : c’est ce don monstrueux qui suscite l’intérêt du Colonel et l’incite à le contrôler jusqu’à sa mort, tel Bytes (auquel Hanks semble voler les traits), le propriétaire de l’Elephant Man, qui profite du pouvoir de fascination que suscite le pauvre John Merrick. La mise en scène du cirque infernal que produit le talent juvénile d’Elvis — et la passion que déclenche ses prestations scéniques dans les États du Sud, bientôt étouffée par les institutions ségrégationnistes et la cupidité de l’impresario — constitue la part la plus convaincante du film. Perçant la couche kitsch tant de fois détournée et moquée (on finit presque par avoir davantage en mémoire les sosies d’Elvis que le King lui-même), Luhrmann parvient, le temps de quelques séquences, à restituer la mécanique d’une dévotion somme toute diabolique.