Difficile pari que de vouloir réaliser un film où l’on voudrait que les corps des actrices ne ressemblent qu’à des bouts de viande. S’inspirant d’un fait divers, Isild Le Besco confirme avec cette troisième réalisation une affection particulière pour les êtres à la dérive, abandonnés et livrés à eux-mêmes. Un tel intérêt semble difficilement pouvoir échapper à l’hermétisme attendu de son sujet, mais surprend par sa potentialité de grâce. Le résultat est un onirisme brut et sans concession.
D’une certaine manière les occupantes de ces Bas-Fonds pourraient être les cousines de Charly, cette prostituée qui recueillait chez elle un adolescent fugueur, ou encore les mauvaises grandes sœurs des gamins attachants de Demi-Tarif, délaissés par leur mère dans le premier long-métrage d’Isild Le Besco. Dans leurs correspondances respectives, les trois films constituent une sorte de triptyque familial, avec pour ligne de conduite la marginalité. Très clairement, Bas-Fonds en incarne la maturation, comme le point de chute possible de cette adolescence singulière, poussée à son paroxysme, avec ce qu’elle comporte de plus inquiétant.
Trois jeunes femmes cohabitent dans un appartement lugubre, orné d’excréments de chien, de boîtes de ravioli et de bouteilles de bière. Ces Bas-Fonds sont tenus de pieds fermes par Magali, meneuse tyrannique et accro aux films pornos, suivie de Marie-Steph, sa petite sœur simplette qui jalouse Barbara, amante de Magali, et progressivement souffre-douleur du duo. Un soir, par désœuvrement, estomac qui gronde, et lassitude d’une télé bloquée sur la même vidéo, elles braquent une boulangerie et soulagent une chevrotine sur la tronche du boulanger, après avoir gentiment sympathisé avec sa femme.
Le radicalisme d’un tel sujet a de quoi rebuter. Non seulement dans son contenu violent, mais également parce qu’au lieu d’épouser totalement la brutalité de ses personnages, la mise en scène semble hésiter entre soutien et détachement. En cultivant au fil de ses réalisations la marginalité de ses protagonistes, Isild Le Besco semble avoir radicalisé progressivement sa direction d’acteurs ainsi que son dispositif de mise en scène.
Le jeu des comédiennes est ainsi excessif, théâtral, et pourrait s’apparenter dans un premier temps à un jeu d’ogresses, dans lequel les dialogues concourent à la palme de la laideur et de la vulgarité, tout en essayant d’honorer un sens de la formule. La caméra statique semble appuyer cette distanciation théâtrale, et se satisfaire de ce spectacle de violence, où les corps paresseux ne se lèvent que pour prendre des bières. De quoi penser que la cinéaste délaisse les enjeux dramatiques de son sujet dans la contemplation d’un climat incestueux, et donner raison à l’accueil réservé lors de sa présentation au dernier Festival International de Locarno. Pourtant, la prouesse du film est de réussir à tirer profit de cet apparent gavage d’artifices. Pour mieux s’en rendre compte, il faudra pour cela attendre la survenue du drame, moment qui dévoile dans l’étourdissement de son après-coup la pertinence des choix de mise en scène.
La voix-off (Isild Le Besco elle-même) n’est plus celle accusatrice que laissait présager la première partie, mais un moment de pause, de soulagement dans ce huis clos tapageur. Les fondus au noir ne sont plus les restes d’un montage passé au saucissonnage, mais les signes indicatifs d’un univers déjà fragmenté, déconnecté de la continuité du réel, et produit d’une société indifférente à son sort. Tout comme la théâtralisation, ces éléments convergent donc vers la même intention de fictionnalisation. Loin de servir une condamnation morale, ils ramènent au contraire le spectateur à la nature filmique de ce qu’il voit, et affirment la courageuse intention de ne proposer que la mise en images d’un fait sordide. Ornée d’un imposant sex-toy, la télévision s’inscrit également dans la mise en valeur de ce dispositif fictionnel. Reflet du rapport intime qu’entretient sa principale téléspectatrice avec son propre corps, véritablement réduit à l’état de viande, la télévision devient le médium permettant au film d’éviter le piège d’une tentative documentariste – et complètement inappropriée – du fait divers. Cultivant son statut purement fictionnel, le film confirme qu’il est une réelle proposition de cinéma, préservant la part de mystère qui participe à l’humidité singulière, sexuelle et étouffante de ces Bas-Fonds.