Pour la sortie de son nouveau film Bas-Fonds, Isild Le Besco nous éclaire sur ses intentions de mise en scène, et nous dévoile sa perception du fait divers à l’origine du film.
Le point de départ de Bas-Fonds renvoie à un fait divers survenu en 2002, en Auvergne. Pourquoi ce fait divers ? Qu’est-ce qui vous a décidé à le transposer au cinéma ?
Quand j’ai lu ce fait divers j’étais à l’étranger, sans livre et sans ordinateur, avec juste un journal qui arrivait tous les deux ou trois jours. J’étais donc très disponible pour inventer une nouvelle histoire à partir de peu. Avec ces trois femmes, j’ai tout de suite imaginé un monde spécial, mais surtout une langue spéciale. Et comme pour beaucoup de faits divers, ce qui m’a touché, c’est qu’on ne peut pas aider ceux qui ne s’aident pas.
Le jeu des comédiennes est d’emblée brut, physique, et a une dimension théâtrale, notamment dans leur manière d’occuper le champ filmique, ou dans le débit de parole, comme pour le personnage de la sœur, Marie-Steph. S’agit-il d’un parti pris qui est apparu au contact des actrices ou qui avait surgi bien plus en amont ?
Les dialogues ne pouvaient pas être joués autrement que dans cette violence. Les gens qui n’arrivent pas à vivre autrement que dans cette violence incessante, ça peut paraître théâtral, mais c’est tout simplement une réalité pour certains. Faire autrement aurait trahi les personnages pour un confort de téléspectateurs. Quelqu’un de fou met les gens mal à l’aise en face de lui. Les actrices ont incarné parfaitement ce qu’il y avait à faire.
Le poste de télévision tient une place importante dans le film, et s’apparente à un personnage, en étant presque un interlocuteur entre les jeunes femmes et leur propre corps…
La télé est en effet comme un personnage qui reçoit leur ennui et leur léthargie, et qui le leur rend par un semblant de divertissement. Elle les rabaisse.
La question du corps semble être centrale au sein de votre film ; maltraité, abusé, surexposé. Que signifie-t-il pour vous ? A‑t-il participé à l’élaboration de votre mise en scène ?
Pour moi, dans un film, les corps sont les personnages principaux avant d’être des voix, avant d’être un regard et avant d’être des mots. Ce sont d’abord des corps, des corps et des lieux.
Dans vos choix de mise en scène on retient également cet appartement vide et délabré, cette cage d’animaux, qui renvoie directement à la solitude des personnages. Pourtant, même lorsque l’on sort de cet espace, les trois jeunes femmes semblent passer inaperçues dans le monde extérieur.
Oui, en effet, mais personne n’est personne. Si elles ne sont pas dans un monde de travail ou dans un monde social, et qu’en plus elles n’ont pas d’amis, elles n’existent pas dans la société, et s’en sentent délaissées.
Doit-on voir dans l’attaque de la boulangerie une tentative de s’imposer, de se faire entendre aux yeux d’une société qui semble les avoir oubliées ?
Oui, je pense qu’un mauvais hasard fait que cette fois une force presque maléfique s’impose dans le personnage de Magalie. Une force mauvaise, qui s’impose coûte que coûte et à n’importe quel prix.
Ce plan-séquence de l’attaque dans la boulangerie frappe par sa longueur et sa sauvagerie. Comment avez-vous préparé vos comédiennes au tournage d’une telle scène ?
C’était très sauvage et très violent à tourner. Nous avons tourné ce plan-séquence en seulement une fois, et c’était la première scène du film. Si la scène n’avait pas été bonne, cela n’aurait servi à rien de continuer le tournage. C’était le moment de vérité. Nous avions beaucoup préparé les scènes avant. C’est le personnage de Magalie qui devait emporter la scène, et jusqu’au dernier moment, nous n’étions pas sûrs que ça marche. Elle non plus. Mais ça s’est passé, et nous avons donc pu continuer.
Cette violence quotidienne laisse place à quelques moments de répit, presque de soulagement avec cette voix-off, votre voix personnelle de réalisatrice et de narratrice. On a l’impression que votre voix donne à ces trois jeunes femmes une forme de conscience, comme celle qu’elles auraient due avoir avant ou après le drame.
En effet, la violence du film en continuité eut été intenable. C’est comme donner un petit moment de répit pour être plus disponible à une empathie, ou du moins à un regard envers ces trois femmes.
Contrairement à la nervosité des personnages, en particulier celui de Magalie, votre caméra est presque statique, notamment dans les scènes de l’appartement, comme si vous vouliez rester tout de même en-dehors de cette violence. S’agissait-il d’une manière de ne pas cautionner ni légitimer cette violence ?
Oui, exactement. C’était absolument primordial que la caméra n’ait pas de jugement, d’émotion, de point de vue, mais qu’elle soit juste un témoin. C’était en effet à chacun de trouver son point de vue et sa position à l’intérieur de celui du film.
Par rapport à vos précédentes réalisations, Demi-Tarif et Charly, qui s’intéressent également à des marginaux, Bas-Fonds semble franchir clairement un cap ; celui de la violence physique, du meurtre, et de la sentence.
Les personnages de Bas-Fonds commettent ce meurtre comme un très mauvais hasard, mais le propos du film, à mon sens, est au-delà.
Votre film a reçu un accueil mitigé lors de sa présentation au Festival International de Locarno, où il a « secoué » la plupart des spectateurs. Comment vous situez-vous par rapport à cela ?
Je ne me situe pas vraiment. Tant mieux pour les secousses de chacun, ou tant pis. Les gens secoués ont sûrement compris le film, mais les grandes bourgeoises suisses qui m’ont dit que ce n’était pas un bon exemple pour la jeunesse de montrer un film comme ça, c’est ça que je trouve choquant. Le mauvais exemple aujourd’hui est par-delà, et les gens qui iront voir le film seront plutôt des gens qui s’interrogent.