Avec Belleville Tokyo, Élise Girard réalise son premier long-métrage de fiction après des documentaires − sur le cinéma, l’un consacré aux cinémas Action, l’autre à Roger Diamantis − promis à la petite lucarne. Attention, film (très) fragile ! Ce qui le rend presque attachant.
Les vitupérations, on les entend déjà venir : parisianisme nombriliste à résonances autobiographiques, clins d’œil autoréférencés, private jokes pour initiés aux rites de la rue des Écoles, etc. Oui, comme Marie (Valérie Donzelli), Élise Girard travaille pour les cinémas Action, hauts lieux parisiens de la reprise des classiques, essentiellement américains. On se gardera bien de savoir jusqu’à quel point la dimension autobiographique s’étend, mais, enceinte, le personnage principal de Belleville Tokyo se fait larguer sans ménagement sur le quai de la plus morne gare de la capitale (Paris-Bercy) par Julien (Jérémie Elkaïm), critique de cinéma et (vaguement) écrivain, pour qui la paternité n’est visiblement pas le dada favori. Alors oui, définitivement, tout ça fait très petit-film-intra-périphérique-entre-soi, mais bon, si tout le monde se mettait à tourner en région Poitou-Charentes… Mauvais débat, mauvais procès. Passons. Qu’en est-il par ailleurs ?
Cinq mois d’automne et d’hiver défilent durant Belleville Tokyo. Trop peu pour une naissance, même très prématurée. En fait, il ne s’agit pas de la chronique d’une grossesse, ou bien ce ventre qui pousse s’inscrit en creux des pathétiques tentatives de rabibochage du couple de futurs parents – au sein duquel la palme de la veulerie échoie sans conteste à ce mufle de Julien, sorte d’expert ès lâchetés option duperies mention adultères. Élise Girard filme – d’un point de vue féminin, pour ne pas dire féministe – une héroïne errante et flottante, qui court après quelque chose, sans savoir trop quoi. Ce peut être aussi bien la paix, du repos, ou juste un peu de soutien. Face à elle, rien qu’une peur de la paternité, une fuite perpétuelle, avec un gros talent pour l’indélicatesse et l’irresponsabilité. Ah les garçons !
Élise Girard ne choisit pas entre comédie et drame, ce dernier menace même de devenir très sombre dans une scène finale crispante. Tant mieux pour le ton du film, qui y gagne en singularité. Mais malheureusement, tout est loin d’être réussi. Les scènes avec les deux vieux loups – Jean-Jacques (Philippe Nahon) et Jean-Loup (Jean-Christophe Bouvet) – du cinéma Action tombent plutôt à plat. Quant à l’inondation et au sauvetage des bobines, ils font clairement émerger un problème de rythme dans cette tentative de percée burlesque mettant en jeu la corporalité. Et au sein de ce temple du western, on se dit qu’Élise Girard manque sans doute une belle piste, celle de rendre la cinéphilie signifiante. Car, sur fond de grossesse, cet amour du noir, cette position recroquevillée, cet état de flottement durant la projection nous ramènent à quelque chose de fœtal et régressif. Il advient que les gender studies n’ont pas encore démêlé le masculin du féminin en cinéphilie, mais ces multiples clins d’œil dégagent surtout le sentiment d’une certaine gratuité.
Pourtant, même en dépit d’une réalisation souvent hésitante (le fait que Renato Berta assure l’image n’y change pas grand-chose), on n’a pas envie de balayer ce film d’un revers de main. D’abord parce qu’il s’agit d’un premier film (de fiction) qui n’a pas été réalisé avec un livre de recettes sur les genoux, chose que l’on rencontre trop souvent – notamment dans le cas français –, comme dernièrement avec Angèle et Tony d’Alix Delaporte. Ici ça frotte, ça coince, ça rate, mais parfois ça passe, dans le drame ou dans la comédie, et cette sorte d’incertitude constitue un atout, presque un suspense. Ceci dit, s’il tente, ce n’est pas le tout pour le tout, et Belleville Tokyo y aurait peut-être gagné. Puis il faut bien préciser que le film tient pour beaucoup à l’interprétation de Valérie Donzelli, désarmante et charmante, pleine de fantaisie et de ressources dans tous les registres. Elle fait tant figure d’aiguillon de constance au sein de ce film bringuebalant que sa présence devient presque perturbante, on se met notamment à attendre de Belleville Tokyo qu’il se permette autant d’audaces que La Reine des pommes, réalisé par une certaine Valérie Donzelli, dont on n’a pas fini de parler après la retentissante réception de son second long, La guerre est déclarée, à Cannes. Éclairage à double tranchant puisque si le film d’Élise Girard en profitera peut-être, il souffrira de la comparaison.