Dans un court-métrage diffusé peu avant le premier tour de l’élection présidentielle de 2017 (et intitulé, non sans facétie, La Vache et le Député), Jean Lassalle livrait, en huit minutes d’une parabole de son cru, les clefs d’un destin politique. Dans une étable, il aurait un jour procédé à la mise au monde d’un veau, plongeant le bras dans la matrice de la vache pour retirer du cou du petit être le cordon ombilical qui risquait de l’étouffer (et d’emporter la vie de la mère), sous les yeux de paysans ébahis par le miracle. La rumeur se répandant dans la région, de « sale connard » de député, il devenait « Jésus apparu à Lourdes après la Sainte-Marie ».
Si L’Insoumis de Gilles Perret, sorti l’année suivante et consacré à un autre candidat, Jean-Luc Mélenchon, travaillait la question de l’incarnation en politique en problématisant le tribun, soit la figure évidemment ambivalente d’un homme traversé par l’Histoire, mu, physiquement, par les passions du « peuple », le film de Pierre Carles et Philippe Lespinasse tend à privilégier l’homme providentiel qui, « traversé par la sève » comme par une vitalité éminemment terrestre, pourrait rétablir une certaine entente de la vie.
Pour autant, plus qu’un portrait, le film (comme son titre — interrogatif — l’indique) est avant tout l’histoire d’une entreprise commune et de la relation entre deux militants égarés et un berger. Le projet est simple : faire remonter à la surface de l’homme de droite traditionaliste (représentant de la France des 3B : baguette, béret, bon sens) le révolutionnaire bolivarien en puissance. Les deux « perchés » s’inventent chefs de campagne et théoriciens d’une candidature « conservatrice progressiste révolutionnaire », allant jusqu’à solliciter le soutien du président équatorien.
En bons communicants improvisés, ils suggèrent à leur poulain prises de partie et propositions : Pierre Carles lui souffle l’idée d’une sorte de permis de manger de la viande qui supposerait que l’enfant, à la fin du CP, tuât une poule pour pouvoir en manger en conscience, avant de suivre une gradation dans les espèces à chaque entrée dans une nouvelle classe. Ailleurs, il s’efforce littéralement de dompter l’animal furieux (Lassalle) en détournant son attention, à deux reprises, sur un aigle qui passe en arrière-plan.
La résistance d’un corps
Or le projet est voué à l’échec parce qu’à la tentative de discipliner le personnage s’oppose la résistance d’un corps qui, littéralement, ne se laisse pas réduire à un cadre, qui le déborde. C’est un « pif », une stature parfois penchée vers l’arrière, continuellement mise en branle (il faut voir le « corps Lassalle » mimer le « corps Sarkozy »). La première rencontre avec le candidat consiste en un conflit entre celui-ci et une tronçonneuse (l’énorme bandage dans lequel son pouce est engoncé dans les séquences suivantes en révèle l’issue). Un personnage inadapté (« Maman a mis 8 jours à me mettre au monde. Je n’ai jamais pu rattraper ce retard » explique-t-il) : Philippe Lespinasse, le coréalisateur, est un passionné d’art brut et traite Lassalle comme tel.
En cela le film résout une tension inhérente au cinéma de Pierre Carles entre une tendance à la réduction des corps à des coordonnées socioculturelles (dans la mesure où un enjeu de son cinéma est de proposer le point de vue des dominés, dans une logique contre-hégémonique), et un horizon de résistance des corps aux violences qui leurs sont infligées (notamment au sein de l’entreprise : Attention danger Travail). Cette tension se redouble ici de l’ambivalence d’un corps excessif (Lassalle s’en allant en Syrie échanger « les yeux dans les yeux » avec Bachar al Assad, ou se défendant d’accusations de harcèlement sexuel), qui, par sa poésie, incarne en même temps une forme d’utopie libertaire.
Au début du film, Jean Lassalle arrache par inadvertance un pied de fraisier et, d’un geste ferme, creuse un petit trou pour le rendre à la terre. C’est aussi la trajectoire du film, au fond assez belle, que l’on pourrait apparenter à une histoire d’amour : Pierre Carles et Lespinasse apprennent peu à peu à aimer l’autre en eux. Cette tendresse rend le film, par ailleurs un peu balourd comme objet politique, franchement sympathique.